VIVRE EN ÉCONOMIE STATIONNAIRE


Ce texte est le résumé d’un article à paraître dans le numéro 62 de la revue du Mauss (datée du mois d’octobre 2023).  Il critique le paradigme d’une croissance illimitée et propose d’y substituer l’hypothèse d’une économie stationnaire comme cadre de nos politiques économiques.

Depuis près de vingt ans, l’horizon d’un retour d’une croissance soutenue semble s’éloigner à mesure que le temps passe. De fait, cette ambition parait relever d’une grave erreur d’analyse basée sur l’hypothèse que la croissance est la situation naturelle de l’économie alors qu’une observation objective des faits montre que l’imaginaire d’une croissance illimitée est en train de se dissoudre. Depuis la fin des années soixante, le taux de croissance (en moyenne décennale) perd un point tous les 10 ans. Et cette décélération marquée s’est faite en dépit d’un expansionnisme monétaire jamais vu hors période de guerre. Cette évolution n’est pas surprenante au regard des principaux facteurs de croissance. Pour simplifier, la production peut croître pour trois raisons principales : la croissance de la population active, les gains de productivité et la vitesse de circulation des flux de toutes natures (physiques, financiers, humains). Ces trois moteurs sont en train de s’essouffler. Dans tous les pays développés, la population vieillit, pendant que la productivité diminue conformément aux thèses de Robert Solow[1] et de Robert Gordon[2] enfin l’accélération des flux se heurte à des limites aussi bien physiques que monétaires.

Mais cette perspective est-elle inquiétante ou rassurante à l’heure où la question du franchissement d’un certain nombre de limites planétaires se pose avec de plus en plus d’insistance ? Existe-t-il un autre état que l’état de croissance ? Pour répondre à ces questions essentielles, il faut revenir aux origines de l’économie politique.

Si Adam Smith dans la Richesse des Nations introduit le concept d’état stationnaire, c’est David Ricardo qui va contribuer de manière importante à la réflexion sur la finitude de la croissance et sur la perspective d’un état stationnaire comme horizon naturel de l’économie. John Stuart Mill va approfondir ce concept en mettant en évidence que cet état est l’horizon logique des pays ayant atteint un niveau de richesse suffisant et qu’il n’implique pas l’immobilité du progrès humain. Il faudra attendre 1972 et le Rapport Meadows, pour que soit mis en lumière l’impossibilité pour les ressources naturelles de se régénérer aussi vite que la croissance économique l’exige. C’est dans ces mêmes années que va s’exprimer le plus radicalement la critique du principe d’une société de surconsommation de plus en plus poussée par la technique, critique portée par Jacques Ellul, Ivan Illich ou encore André Gorz. Pour ces auteurs, cette croissance économique est basée sur une forme d’insatisfaction perpétuelle qui, pour être dépassée impose une production infinie ce qui engendre toujours plus de pénuries, d’inégalités et de frustrations qu’elle ne satisfait de besoins. Avec la révolution néolibérale des années 1980 et plus encore avec l’avènement du technocapitalisme dix ans plus tard, la croyance en une croissance joyeuse et inclusive reprend le dessus et ce concept d’état stationnaire va tomber dans l’oubli. Oubli dont l’économiste américain Nicholas Georgescu-Roegen essaya de l’en sortir en montrant que si l’énergie joue un rôle central dans la croissance, elle aussi subit l’implacable loi des rendements décroissants. Mais ces critiques ne pesèrent que de peu de poids face à la puissance du paradigme de la destruction créatrice cher à Joseph A. Schumpeter dont la synthèse proposée par Philippe Aghion incarne la vision la plus pure[3]. Aux interrogations des économistes classiques et plus récemment de l’économie écologique, la pensée économique dominante répond par l’innovation et l’amélioration du fonctionnement des marchés pour valoriser les externalités négatives de la croissance. Mais, elle n’émet en aucune façon le moindre doute sur le concept de croissance illimitée. C’est pourquoi elle paraît bien pauvre pour nous aider à imaginer ce que pourrait être nos vies dans un état stationnaire, état dont la probabilité d’occurrence augmente.

Si tout nous indique que nos politiques publiques devront s’inscrire dans un contexte de croissance faible sur le long terme, la question est alors de savoir quelles sont les conséquences économiques et sociales à tirer de cette perspective « révolutionnaire » qu’est celle d’une économie stationnaire ? La période de la Renaissance montre que cet état économique n’est pas synonyme d’immobilisme. Dans une économie stationnaire, la société peut continuer à se transformer, à évoluer, à redistribuer les richesses, à créer des emplois, à inventer de nouvelles libertés, etc. La seule dimension qui est quasi stable est sa métrique (le PIB). Penser de nouvelles politiques publiques impose d’être convaincu qu’un état stationnaire n’est pas obligatoirement synonyme d’immobilisme et encore moins de retour à l’âge de pierre. Compte tenu des forces à l’œuvre (démographie, productivité et décélération généralisée), nous pensons que la question n’est plus d’être « pour » ou « contre » la croissance mais celle des politiques économiques qui permettront un atterrissage en douceur dans cet état stationnaire. En particulier lors de la phase critique qui interviendra lorsque les investissements nécessaires à la transformation de nos économies et de nos infrastructures apporteront leurs effets positifs en matière de réduction de la consommation dans les secteurs de l’énergie, des transports, des équipements industriels, etc[4]. La question des revenus et de l’emploi sera au centre des grands défis macroéconomiques qui se présenteront. Au-delà du transfert de l’emploi d’un secteur à un autre, il nous paraît important de souligner qu’adopter un mode de vie plus sobre, plus proche, plus convivial supposera de revoir notre rapport au temps. C’est dans cette perspective que l’étude de Gardes et Alpman doit être considérée[5]. Cette étude économétrique montre comment les ménages américains ont fait évoluer leurs choix temporels en période d’expansion et de récession et comment la valeur monétaire du temps utile (temps potentiellement utilisable pour d’autres activité que travail et loisir) a varié sur la même période. En particulier, les auteurs montrent que, en période de récession, de nombreuses heures de travail marchand deviennent disponibles, et que le choix de les transférer sur du temps utile (production domestique en particulier) peut compenser une partie significative (voire totale) des pertes de revenu[6]. Par ailleurs, transformer nos systèmes productifs ne se fera pas spontanément ni facilement. Il sera nécessaire de proposer un cadre méthodologique adapté pour faire émerger de nouveaux modèles d’innovation. En la matière, les outils de l’analyse mésoéconomique qui perçoit l’espace comme un élément actif du processus d’innovation ouvrent de grandes perspectives. En particulier, les travaux portant sur ce que l’économie spatiale nomme les milieux innovateurs forment un cadre local d’organisation puissant[7].  Le milieu innovateur désigne un construit social situé (un territoire) dans lequel des acteurs vont interagir et s’organiser pour construire de nouvelles ressources nécessaires au processus d’innovation. C’est pourquoi, au cœur des nouvelles politiques économiques qui seront mises en œuvre se trouveront des projets de territoire capables de créer des écosystèmes économiques organisés pour concilier efficacité économique, performance sociale et équilibre écologique.

Depuis un siècle, la pensée économique aura structuré non seulement « l’économie », mais l’ensemble des activités sociales au point de constituer une norme de vie dans les sociétés occidentales. Surtout, elle se sera structurée autour de la vision d’un homme raisonnable et calculateur : l’homo œconomicus. Une transformation aussi majeure que celle du passage d’une société de croissance à un état stationnaire devra nécessairement s’appuyer sur un nouveau paradigme anthropologique. Dans cette perspective, pensé en termes philosophiques le concept de décroissance peut fournir une aide puissante. Si notre société de la démesure a besoin de transformer l’individu en consommateur éternellement insatisfait, esclave de ses pulsions et de ses frustrations[8], à l’inverse, la philosophie de la décroissance montre que la tempérance et la confiance en la capacité de l’individu à limiter ses désirs peut être source de bien-être. C’est d’abord une éthique de vie qui tourne le dos à la démesure et propose une nouvelle liberté, une nouvelle convivialité. Alors que la société de la surconsommation est un choix piloté par l’économie, la société décroissante est un choix philosophique fondamental qui nous propose de retrouver le chemin d’une vie autonome. Nous voyons alors se dessiner une alliance entre une économie post-croissance et un projet anthropologique ouvrant la voie à une nouvelle grande phase de progrès. Ainsi, économie stationnaire et décroissance sont deux projets complémentaires qui ne se situent pas au même niveau. Le premier est encastré dans le second et l’un a besoin de l’autre. Alors que l’anthropologie de la croissance illimitée voit un sujet individualiste et frustré, une société stationnaire répond aux attentes d’un homo frugaliter à la recherche d’autonomie et de convivialité[9].


[1] Solow R. 1956. A contribution to the Theory of Economic Growth, The quarterly Journal of Economics, vol. 70

[2] Gordon R.J., 2016. The Rise and Fall of American Growth. The U.S. Standard of Living since the Civil War, Princeton, Princeton University Press

[3] Aghion P., Antonin C., Bunel S. Le pouvoir de la destruction créatrice, Odile Jacob, 2020

[4] Cahen-Fourot L. et Monserand A. La macroéconomie de la post croissance, L’économie politique (N°98), 2023

[5] Gardes F., Alpman A. Il est temps d’analyser la loi d’Okun et le bien-être des ménages en termes de production domestique Revue économique – vol. 71, n° 6, novembre 2020.

[6] Voir aussi sur ce sujet l’article de Bruno Théret : Développer l’activité citoyenne en réduisant le temps de travail, Eccap 01/12/2022

[7] Aydalot P. Milieux innovateurs en Europe, GREMI 1986

[8] https://www.youtube.com/watch?v=pGAbVOCKdsY

[9] https://www.youtube.com/watch?v=tFIaQg-zzF8


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