La fabrique de l’émancipation, vers de nouveaux rapports entre science, action et démocratie.


Jean-Louis Laville et Bruno Frère ont entrepris il y a quelques années un travail précieux. Leur ouvrage commun est ambitieux[1]. Il est à la fois une contribution dense autour des penseurs de la théorie critique au service de celles et ceux qui expérimentent et agissent sur le terrain des transitions démocratiques, sociales, économiques et écologiques. Il leur permet notamment de rendre accessible ces analyses auprès d’acteurs qui n’ont que peu de temps à consacrer à cette dimension théorique pourtant essentielle.

Faire dialoguer les savoirs expérientiel et théorique, dans une relation égalitaire, sans surplomb est un enjeu épistémologique et politique. C’est pourquoi cet ouvrage est ambitieux.

Les auteurs analysent durant 4 chapitres, les écrits de la théorie critique et ce, depuis ses débuts, des écoles de Francfort à Bourdieu puis avec une attention au tissage, ils relient, mettent en tension, leurs accords et désaccords, en actualisant sur les dernières années avec les apports critiques de Luc Botlanski et Bruno Latour.

« L’attention portée aux absences et aux émergences par les épistémologies du Sud parce qu’elle assume le pari de la confiance faite aux acteurs, prolonge l’identification des espaces publics autonomes chez Habermas, comme le souci de la description des actions collectives chez Latour ; en ajoutant que certaines des épreuves repérées par Boltanski dans la confrontation aux institutions peuvent donner naissance à une modification du cadre institutionnel comme le défend Honneth. »[2]

Ce paragraphe est un exemple de l’exercice de relecture et de reliance entre auteurs. Après cette première partie très riche et dense autour des théoriciens de la critique sociale et de leurs apports respectifs, en respectant le moment de leur écriture et donc des apports de chacun au fil de l’histoire du XXème siècle, les auteurs, au chapitre 5, s’appuient sur les épistémologies du sud, à partir de la sociologie des absences et des émergences, pour interroger la pensée occidentalo-centrée de la critique du capitalisme.

C’est l’autre dimension intéressante et utile de cet ouvrage : nous décentrer d’une lecture, certes critique du capitalisme mais une critique ocidentalo-centrée. Le monde est celui que nous avons imaginé et ancré profondément depuis des siècles. Cet imaginaire de notre monde, nous l’avons expliqué et déployé par une « domination culturelle et intellectuelle » l’imaginaire du monde !

Cet apport permet d’ouvrir des perspectives très utiles sur les conditions de production des savoirs et de leur croisement, à partir des expériences de solidarité face aux injustices.

A quelles conditions, elles deviennent alors sources de transformation ? Une transformation de la réalité sociale et sociétale pour celles et ceux qui expérimentent mais tout autant une transformation possible des manières d’analyser et de théoriser ces pratiques.

Au chapitre 6 et 7, ils portent l’ambition d’une nouvelle sociologie critique au service des acteurs et notamment celles et ceux qui agissent dans le champ de l’économie solidaire et sociale. Avec les savoirs croisés des deux auteurs, la question de la transformation et sa dimension institutionnelle devient un enjeu stratégique et politique. Comment il est possible alors de rendre vivante et puissante une démocratie ancrée sur des dynamiques locales complémentaires des réponses classiques de nos institutions publiques.

Les auteurs sont au service de la reconnaissance d’un nouvel espace de transformation, croisant les formes de savoirs, d’écriture et d’agir au service d’une émancipation, enfin possible car fabriquer par les premiers concernés.

En ce sens, c’est à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires que l’émancipation se fabrique et plus uniquement dans le regard que porte le sociologue sur des personnes « à émanciper » : regard surplombant souvent, extractivisme des données et des paroles quelques fois pour alimenter des ouvrages et des travaux de recherche sans une attention à la restitution et au dialogue des savoirs.

Au-delà du livre, ouvrir des espaces pour dialoguer et imaginer la poursuite de ce travail.

Afin de poursuivre ce travail au-delà d’un livre, Jean-Louis Laville et Bruno Frère ont souhaité dialoguer avec des personnalités issues autant du monde de la recherche et de l’université que des acteurs investis dans des domaines ou territoires où s’inventent chaque jour des manières de faire, d’élaborer des stratégies de transformation sociales, économiques ou sociétales.

Dans un monde « en transition », les expériences sont sources de savoirs, et les espaces de production de ses savoirs en action ne sont plus isolés, ils se croisent, se frottent, peuvent s’hybrider et féconder à leur tour de nouvelles énergies, le plus souvent à partir d’un besoin de solidarités et d’organisations collectives comme les associations. Cette journée organisée au CNAM le 2 juin dernier est un premier rendez-vous qui en appelle d’autres.

Dans sa présentation, cette journée est « construite autour de commentaires formulés par des auteurs ayant abordé des thématiques proches et de réactions émanant d’acteurs de mouvements sociaux, de responsables du mouvement associatif, de l’éducation populaire, de l’économie sociale et solidaire. L’accent mis sur le croisement des savoirs académiques et expérientiels appelle de nouveaux liens entre mobilisations, pouvoir d’agir et changements institutionnels. D’où la mise en place de recherches participatives et un nouveau regard porté sur l’émancipation. »

La journée a été d’une très grande densité. Elle a vu se succéder de nombreux dialogues avec des apports très riches de la critique négative à cette nouvelle posture de critique constructive pour faire écho à la réflexion de ces auteurs. En s’appuyant sur l’apport des pragmatistes et des épistémologies du sud, ils ouvrent un nouveau champ de renforcement des résistances invisibilisées ou des luttes actuelles.

Se sont succédés à la tribune Didier Raciné, rédacteur en chef de la Revue AltersMédia, Jean-Claude Ruano Borbalan, titulaire de la Chaire médiation des techniques et des sciences en société au Cnam ; Arnaud Macé – professeur d’histoire de la philosophie ancienne à l’Université de Franche-Comté ; Christian Laval, professeur émérite de sociologie à l’Université Paris Nanterre, auteur de Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, (avec Philippe Dardot) ; Yves Sintomer, professeur à l’Université de Paris 8 et chercheur au Cresppa, Quentin Deluermoz – historien, professeur à l’Université Paris Cité, spécialiste d’histoire sociale et culturelle des ordres et désordres au XIXe siècle (France, Europe, empire) ; Sylvaine Bulle, professeure de sociologie, ENSA Val de Seine. Luiz Martinez Andrade – chercheur-philosophe – Université catholique de Louvain – Genauto Carvalho de França Filho – professeur en sciences de gestion à l’Université, auteur de Solidarité et organisation. Penser une autre gestion.

Au côté de ces universitaires, des acteurs et praticiens ont pu apporter leur regard à partir de leur expérience, source de savoirs : Claire Thoury, présidente du Mouvement associatif et Michel Jezequel, Vice-président d’ESS France ; Caroline Besse – directrice d’une association d’éducation populaire et Anne-Claire Devoge – militante de l’éducation populaire ; Gustave Massiah – membre fondateur de l’aitec (association internationale des techniciens, experts et chercheurs) et du cedetim (centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale) en dialogue avec votre serviteur, où j’ai pu ainsi partager l’expérience que nous menons à Marseille autour des enjeux d’une fabrique de la ville dans des espaces autonomes, des tiers espaces, comme peut l’être le Collège des maîtrises d’usage (CoMU) au sein du quartier de Noailles à Marseille. La journée s’est conclue avec des acteurs culturels qui ont ainsi pu présenter les enjeux de mobilisation d’un secteur soumis aux contraintes budgétaires et à la rationalisation des moyens de production. Luc de Larminat – co-directeur d’Opale (Pôle Ressources Culture & ESS) et Cécile Offroy – chargée de recherche, Opale – Iris (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeuxsociaux) ont fait un retour sur un itinéraire de coopération entre acteurs et chercheurs. Enfin, Marie-Catherine Henry – Cause Comune, Patricia Coler – Union fédérale d’intervention des structures cultuelles, Anne-Laure Federici – Réseau des territoires pour l’économie solidaire, et Marianne Langlet, Collectif des associations citoyennes avec Carole Orchamp, Réseau national des maisons des associations ont partagé leur expérience d’espace acteurs-chercheurs.

Comment alors rendre compte avec précision de cette journée tant elle fut riche ? Il est prévu prochainement une diffusion des contributions de chaque intervenant. Cette rencontre est une première et elle en appelle d’autres tant les enjeux sont essentiels.

C’est en permettant ce dialogue entre savoirs et entre continents mais aussi entre nos mondes et nos imaginaires souvent cloisonnés que le changement de Cap sera possible. L’encyclopédie du changement de cap en commun que nous poursuivons s’inscrit dans cette perspective.


[1] Frère et Laville, La fabrique de l’émancipation. Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires. Edition Le Seuil. 2022

[2] Ibid. page 207.


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