
La réalité, le présent, l’avenir surtout sont plus que sombres… Aux angoisses métaphysiques éternelles (nous sommes des êtres mortels, limités, particuliers, etc) qui produisent depuis toujours, ainsi que le déplorait Pascal, une fuite vers le divertissement, s’ajoutent celles de l’époque.
Le défi climatique, environnemental, la crise de l’énergie, les projets de psychopathes dangereux car puissants qui nous préparent l’humanité augmentée, les dangers de l’intelligence artificielle, tout cela se combine avec la marchandisation croissante de la société, et enfin l’orientation vers la généralisation de la société de surveillance sur le modèle chinois (le projet de loi sur les jeux olympiques de 2024 en France en offre des prémices). Est-il nécessaire de rappeler qu’à tout cela vient s’ajouter la guerre, et les risques croissants d’embrasement du monde..
C’est pourtant bien dans la même galaxie que, lorsqu’on interroge nos contemporains en leur demandant s’ils sont heureux, et voient leur propre avenir avec optimisme, on obtient des chiffres impressionnants. Selon une enquête publiée en novembre 2021 par Elabe, l’Institut Montaigne en partenariat avec la SNCF et franceinfo, 78% des Français se déclarent heureux et 57% des Français envisagent leur avenir personnel avec optimisme. Ces chiffres sont respectivement en hausse de cinq et dix points par rapport à l’année 2018.
Comment interpréter ce paradoxe, sinon par le fait que la plupart ne voient plus la réalité telle qu’elle est, mais telle qu’ils l’hallucinent ? Mais aussi que ces hallucinations sont – parfois volontairement –produites par le système capitaliste, et singulièrement par sa version néolibérale dans laquelle nous vivons.
Daniel Bell ([1]) avait déjà montré que le capitalisme produisait des comportements incompatibles avec les valeurs et croyances traditionnelles, et se retournait en quelque sorte contre la culture qui l’a engendré. Par exemple, l’épargne, une vertu traditionnelle (« la cigale et la fourmi » !) , entre en collision avec l’invention du crédit à la consommation, qui permet d’accéder à la jouissance de l’objet, avant l’effort d’abstinence nécessaire pour se le procurer. Nous sommes à l’ère de la surconsommation. D’ailleurs l’épargne n’est plus encouragée par les pouvoirs publics ; on constate au contraire la récurrente tentation de sanctionner fiscalement les gros épargnants.
Polanyi a montré ([2]) que l’encastrement de la société dans l’économie , caractéristique du capitalisme, conduisait à des catastrophes sociales.
En fait, les injonctions contradictoires sont permanentes ; notamment entre les communications des pouvoirs publics, en matière de santé et d’énergie notamment, et la publicité. D’un côté le covoiturage, le vélo, les transports en commun, de l’autre des agences de tourisme invitant aux voyages lointains, et les constructeurs automobiles suggérant la puissance de leurs modèles… On pourrait multiplier les exemples.. Ce jeudi 25 mai encore, notre ministre Bruno Le Maire exaltait à Point-à-Pitre l’extension du grand port maritime de la Guadeloupe en stigmatisant la décroissance, et en incitant à développer les transports. On oppose en chacun le consommateur et le citoyen ; notre société est devenue une machine à fabriquer de la schizophrénie.
On peut penser qu’on ne peut résoudre ces contradictions que par la fuite. Fuite dans les paradis artificiels ou le suicide, au pire, mais plus généralement fuite dans la fiction, solution la plus facile pour échapper à la folie. Mais dans une fiction qui ne se présente pas comme telle, mais au contraire tient lieu de réalité. Il se fait qu’en plus, l’évolution de nos technologies facilite considérablement cette bascule mentale en dehors de la réalité. .
Charles Péguy avait pressenti cette propension à sortir de la réalité, en affirmant « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit.”
Dans son ouvrage « le réel et son double », ([3]) Clément Rosset évoquait la possibilité de cette transposition radicale, avec quelques exemples littéraires à l’appui.
Molière d’abord. . Le misanthrope voit bien que Célimène est une cocotte ; mais il est aveugle, il n’accorde pas ses actes à sa perception.
Dans la pièce « Boubouroche » de Courteline, le personnage portant ce nom surprend sa femme en flagrant délit d’adultère, mais refuse en quelque sorte d’admettre la situation, et accepte une explication invraisemblable de son épouse, détournant ensuite sa colère sur un voisin.
Proust, dans la recherche, nous donne deux autres exemples : Dans un amour de Swann, Swann donne de l’argent à Odette, mais refuse de voir que c’est une femme entretenue ; il distingue la femme aimée et la femme payée. Plus loin dans la recherche, Saint-Loup, un ami du narrateur aime Rachel ; or celle-ci est une ancienne prostituée ; elle est un moment apostrophée par d’anciennes « poules » la connaissant ; Saint-Loup n’en tient aucun compte.
Mais le plus instructif reste Don Quichotte.. Don Quichotte s’est fabriqué une réalité alternative, comme on dit maintenant, en dévorant tous les livres de chevalerie de son époque. Puis il s’est lancé sur les routes, avec son écuyer Sancho Panza, en transposant toutes les visions de la réalité pour les intégrer à son univers mental.
L’épisode des moulins à vent pris pour des géants à combattre est connu ; mais cela fonctionne en permanence ; une hôtellerie est vue comme un château, avec ses tourelles et ses chapiteaux, les filles perdues qui s’y trouvent sont de belles demoiselles. Dans la poussière, des troupeaux de moutons se transforment en armées, et le vin des outres transpercées devient le sang de géants terrassés. Mais c’est surtout la transformation d’une paysanne très ordinaire en Dulcinée « plus haute Princesse de la terre » qui est exemplaire. Jamais ce ne sont de pures hallucinations, mais il y a toujours un composé subtil d’éléments réels et de fabrication imaginaire. Et face aux évidences éventuelles se mettent en marche des processus de rationalisation qui permettent de persister dans l’irréel : pour Don Quichotte, c’est l’enchanteur Frestron qui le persécute, et lui trouble les sens, en l’empêchant de voir la vérité, à savoir celle de son monde enchanté, de lui faire voir par exemple une pauvre paysanne à la place de Dulcinée..
De tels personnages existent dans la réalité contemporaine. Liz Truzz, première ministre britannique pendant six semaines, annonçait le 20 octobre 2022 sa démission. Fascinée dès l’enfance par Margaret Thatcher ; petite fille âgée de sept ans, elle a joué le personnage de Margaret Thatcher dans une pièce de théâtre à l’école. Elle s’habille comme elle, se fait photographier dans les mêmes postures, très souvent. Ses déclarations, puis son programme sont calqués sur le modèle de son idole… mais en complet décalage avec son époque, son échec est cuisant.
Le modèle s’applique aussi peut-être à Poutine, si on accepte l’hypothèse (crédible) qu’il est sincère. Son fantasme se construit à partir d’images de la grande Russie tsariste, et il se voit comme une réincarnation de Pierre le Grand, et produit les catastrophes que l’on sait.
Au-delà de phénomènes individuels que l’on pourrait qualifier de pathologiques, ce syndrome de Don Quichotte est quelque chose qui concerne en fait la très grande majorité de nos contemporains. Sans aller, comme l’évêque Berkeley au XVIIIème siècle, jusqu’à douter de l’existence de la réalité matérielle, il faut prendre conscience que non seulement, le monde extérieur n’est perçu qu’à travers nos perceptions, mais aussi que ces perceptions sont en même temps – plus que des reconstructions – des constructions de nos cerveaux. De plus, ces visions des choses et des gens de ce monde nous proviennent, dans leur immense majorité, à travers ces miroirs déformants que sont les écrans, petits ou grands. Ainsi, avec le développement des nouvelles technologies de la communication, la distance entre nos imaginaires et la réalité se creuse de façon inexorable, et les comportements que ces imaginaires induisent sont de moins en moins compatibles avec les impératifs d’une vie sociale apaisée, de moins en moins compatibles aussi avec le débat, lui-même indispensable à la démocratie.
Le déni du réel peut s’expliquer de différentes façons ; pour Nietzsche, (dans « par delà le bien et le mal »), l’orgueil l’emporte sur la mémoire : « voilà ce que j’ai fait dit ma mémoire ; je n’ai pu faire cela, dit mon orgueil qui reste inflexible, et finalement, c’est la mémoire qui cède »
Pour Michel Onfray, il est un des traits de la décadence, du retour au cerveau reptilien pour beaucoup de nos comportements, du fait de la déficience du système éducatif et de la remise en cause de toutes les formes d’autorité.
La psychanalyse considère que le déni est un phénomène de défense produit par des conflits , des angoisses, des malaises auxquels le sujet ne peut faire face consciemment.
Les neurosciences montrent que la réalité n’est perçue que de façon parcellaire, et que sa construction implique la mobilisation de nos images mentales ; les réseaux sollicités dans le cerveau sont les mêmes, qu’il s’agisse de la réalité extérieure, ou de nos représentations. De ce fait nous ne pouvons rien percevoir sans en même temps construire du sens à ces perceptions. « Au cinéma intérieur, nous sommes les auteurs du film que nous percevons. Nous sommes la caméra, nous sommes présents au montage, nous sommes le projecteur, nous sommes la salle, nous sommes les spectateurs ([4])
Il faut donc comprendre comment se construisent ces images mentales, comment s’élaborent nos imaginaires, qui se projettent ensuite sur la réalité
Parfois la réalité alternative est volontairement produite par le pouvoir politique. On se souvient des « villages Potemkine », du nom du ministre (et amant) de Catherine II qui faisait construire des décors de villages et payait des figurants pour lui laisser croire que tout allait bien et que la Russie profonde était prospère…. Ces pratiques n’ont pas vraiment disparu avec l’URSS. Les étrangers y étaient accueillis dans des sites « vitrines », comme Stalino (aujourd’hui Donetsk), ou Arek, complexe de vacances situé sur la côte de la mer Noire, en Crimée. Aujourd’hui encore, on peut constater la distance qu’il y a entre les défilés de la place rouge, les armes mirobolantes brandies par Poutine pour terroriser l’Occident, sous forme de maquettes et d’exemplaires, tel le char Armata ou le fameux missile Sarmate, et l’état de délabrement des forces russes en Ukraine.
On sait également les nombreuses ingérences russes dans les élections de pays démocratiques, comme le scandale de Cambridge Analytica en 2018, ou encore le ciblage par des pirates informatiques du parti d’Emmanuel Macron en 2017.
La Chine, de Mao Tsé Tung à Xi Jinping n’est pas en reste pour ce qui est des mises en scènes fallacieuses.
Nos démocraties ne sont pas exemptes de tentatives de manipulation de l’opinion. Des acteurs étrangers ont été accusés d’ingérence dans les élections en Allemagne, en Espagne et dans d’autres pays européens. Selon enquête menée par un consortium de médias appelé Forbidden Stories, “Team Jorge » est une entreprise israélienne utilisée pour des dizaines d’élections, notamment en Afrique.
C’est en même temps souvent par la voie de la théorie, philosophique, historique ou sociale que se construisent les dénis de réalité.
Sans parler des religions, beaucoup de théories sont devenues des dogmes, considérant que la réalité empirique n’est qu’une fallacieuse et trompeuse trace d’une vérité qui se trouve précisément dans la doctrine..
En affirmant, dans le manifeste du parti communiste, que toute l’histoire était l’histoire de la lutte des classes, le marxisme imposait une grille d’analyse de toute la réalité économique et sociale. Les difficultés de l’école, la domination masculine, le retard du tiers monde, les mauvaises conditions de travail, etc tout s’expliquait par la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat, et la nationalisation des moyens de production était le remède universel.
Dans le sillage du marxisme se sont développées d’autres théories holistes, comme le structuralisme, avant qu’on n’en revienne à des analyses prenant mieux en compte la réalité empirique, (comme celles d’Alain Touraine qui vient de disparaître), ou tenant de l’individualisme méthodologique, comme celles de Raymond Boudon.
On peut se demander si on assiste par à un retour de l’idéologie et du dogmatisme avec la culture woke, quand un grand nombre de problèmes politiques et sociaux s’analysent à partir d’un principe unique ; comme aux temps du marxisme, le paradigme de la domination est la grille obligée : le privilège blanc pour les relations avec les « racisés », le racisme systémique pour les violences policières, la domination masculine pour les problèmes des femmes, la domination des hétéros sur les LGBT+ en matière de discriminations sexuelles, et la persistance d’un colonialisme culturel pour expliquer par exemple les problèmes des banlieues.
Le schéma est toujours le même ; la réalité empirique doit se conformer à la vérité, celle qui est dans la théorie, et elle pèse peu par rapport aux enjeux politiques ou universitaire qui amènent les acteurs à y jouer leur propre avenir.
La construction sociale de la réalité passe aujourd’hui, pour la plupart de nos contemporains, par de nouveaux moyens d’information et de communication, qui sont l’équivalent de ce qu’étaient les livres de chevalerie pour Don Quichotte.
Parfois de façon flagrante ; les « bidonnages » en matière de presse écrite, (certains sont avérés au Spiegel en 2018, et dans le New York Time), comme dans l’audio-visuel ne sont pas rares..(des images de la destruction du barrage ukrainien de Kakhovka, les 5 et 6 juin, relayées par BFMTV et France 2 datent en fait de novembre 2022 ) De ce fait la confiance dans ces médias diminue et de plus en plus de personnes sont dans l’évitement de l’information (36% en 2023 contre 21% en 2017)
Mais il faut surtout évoquer le temps énorme passé devant les séries : 55 minutes par jour en moyenne pour les français (Selon une étude réalisée en 2019 par Médiamétrie) ; elles jouent un rôle énorme en matière de formation politique, et les personnages et épisodes en sont discutés, et font l’objet de prises de position et de disputes par les particuliers, et même dans certaines émissions, exactement au même titre que la réalité.
Les actualités dans la plupart des médias sont traitées sous l’angle du divertissement, et réciproquement, elles s’introduisent dans les émissions de variétés, brouillant encore la frontière entre la réalité et son double.
La confusion est telle que parfois des séries ont un effet sur le comportement d’hommes politiques ; ce fut le cas pour Game of thrones qui a été utilisé par Pablo Iglesias, leader de Podemos, mais surtout, pour l’itinéraire politique stupéfiant de Zelinski, qui a reproduit très fidèlement dans la réalité ce qu’il avait d’abord produit en fiction (« serviteur du peuple ») pour parvenir au pouvoir en s’appuyant dessus..
Il faut enfin mentionner l’emprise des jeux vidéos. En France il y a 58% de joueurs réguliers en 2021,
73% des Français jouent au moins occasionnellement, soit plus de 38 millions de personnes, le smartphone étant le support le plus plébiscité. Comme pour Don Quichotte, il s’agit bien d’un univers enchanté, échappatoire aux limites de la condition humaine, synergie de l’archaïsme et du développement technologique. Outre leur instrumentalisation pour certaines campagnes d’intérêt public, cela est devenu pour les jeunes le principal vecteur d’apprentissage de l’histoire. Énormément de jeux ont pour thème des grands moments de l’histoire, qui sont traités en fonction de leur intérêt marchand, plutôt que par souci de vérité historique. Les grandes batailles et les massacres font évidemment vendre mieux que les évolutions longues ou les négociations.
Reste évidemment le rôle des réseaux dans la formation des représentations ; tout a déjà été dit sur ce sujet (voir mon article sur les réseaux). Terreau favorable à la diffusion de l’idéologie de la Silicon Valley, à la propagation des fake news et des théories complotistes.
Le bouquet final aurait dû être celui des métavers, qui au fond, cumulent toutes les caractéristiques des médias précédents. Certes, celui de Zuckerberg semble avoir fait long feu ; mais il serait prématuré d’y voir un échec définitif. Dans le cas d’un succès, c’est alors quasiment tout ce qui se fait dans la « vraie vie » qui pourrait prendre place dans cet univers virtuel. L’échec, au moins provisoire, de cette tentative est d’ailleurs explicable parce que précisément, on retrouve dans le métavers les mêmes vicissitudes que dans la réalité (par exemple des comportements violents, du harcèlement….). Preuve que ce qui est recherché est autre chose, une fuite de la réalité, un enchantement…
La crise que nous traversons est certes économique, sociale, écologique, institutionnelle…mais elle est d’abord une crise de notre rapport à la réalité. Elle est d’abord une colonisation par les grandes puissances de nos imaginaires. Il n’y aura pas de véritable changement de société si on ne trouve pas le moyen de les maîtriser. L’irruption de l’intelligence artificielle pourrait nous en donner les moyens, comme elle pourrait achever de nous couper de la réalité. C’est un enjeu politique considérable. Plutôt que de continuer à travestir la réalité, il importerait maintenant de la changer.
[1] les contradictions culturelles du capitalisme 1976
[2] la grande transformation 1944
[3] le réel et son double ; essai sur l’illusion Folio essais 1993
[4] « le cinéma intérieur, projection privée au cœur de la conscience» Lionel Naccache Odile Jacob 2020