En 1958, le sociologue anglais, membre du parti travailliste, Michaël Young, publiait sous la forme d’un conte satirique, The Rise of Meritocracy (1870-2033). Comme le rappelle Michaël Sandel, dont nous discuterons ici le tout dernier ouvrage[1] (2020), ce néo-logisme merito-cratie qu’il forgeait à cette occasion relevait bien davantage de la dystopie[2], à la Huxley ou à la Orwel que d’un idéal de justice sociale.
Ecrivant…en 2033, Young décrivait l’avènement d’une nouvelle société où les chances, la place et les revenus correspondraient au seul mérite de chacun selon la formule « Quotient intellectuel + effort = mérite ». Il montrait comment …les conséquences de la seconde guerre mondiale avaient suscité l’espoir, légitime, d’une société débarrassée du système des classes ou, du moins, où la classe d’origine ne dicterait plus les destins sociaux. Mais il fallut vite déchanter.
La victoire des « méritocrates » mit fin à cet « égalitarisme sentimental », soupçonné d’encourager la « médiocrité ». C’est pourquoi fut alors développée toute une batterie de tests d’intelligence dès l’école primaire… Les élèves jugés les plus aptes recevaient une sorte de pension alimentaire pour poursuivre leurs études alors que ceux qui l’étaient moins étaient encouragés à quitter l’école. Toute forme de promotion professionnelle sur le tas, par l’expérience acquise et la formation continue était bannie. Les employeurs recrutaient – siphonnaient -directement les meilleurs cerveaux…
Alors qu’hier les inégalités étaient injustes, désormais elles devenaient justes. Vraiment ? Le lecteur est averti d’entrée : les choses ont mal tourné. En 2034, des émeutes éclatent, le Ministère de l’Education est mis à sac, le président du Congrès des syndicats échappe de justesse à un attentat, des grèves, à l’initiative des travailleurs des transports et des domestiques, bloquent le pays qui se trouve au bord de l’abîme…
Egalité des chances, rhétorique de l’ascension et éthique du succès.
2034…2016. Brexit, élection de Trump : la révolte « populiste » contre les élites méritocratiques est arrivée, note malicieusement Sandel, avec 18 ans d’avance !
… Pendant une grande partie du demi-siècle passé, sous la forme de « l’égalité des chances », la méritocratie comme l’avait annoncé Young, a en effet bénéficié d’un large soutien. Assurer à chacun une place équitable sur la ligne de départ pour voir ensuite celui qui est capable de courir le plus vite semblait constituer la quintessence de l’impératif de justice sociale. Pour autant, le concept a fait l’objet de nouvelles critiques au cours des cinq dernières années, en particulier depuis que l’élection de Trump de 2016 a rendu la prophétie de malheur de Young sur le retour de bâton populiste à nouveau pertinente pour les Américains. C’est dans cet espace et ce moment critique que se déploie l’ouvrage de Sandel.
…En effet, nous est-il dit, à condition que nous disposions tous de chances égales avant de prendre par à la compétition, les marchés nous offriront ce que nous méritons et réaliseront ainsi la justice.
… Cette quête de neutralité n’a pas seulement conduit au culte du marché. Elle a également favorisé selon le philosophe américain une forme de discours public vide, creux et insatisfaisant, frustrant les citoyens démocratiques de débats substantiels sur le juste et le bien. En outre elle a aussi renforcé un autre type de foi, la foi technocratique, selon laquelle ce sont les méritants – les bien-pensants, les bien éduqués et surdiplômés-qui devraient gouverner et nous dire en quoi consiste le bien commun.
Orgueil et ressentiment : un cocktail explosif
C’est…avant tout la « corrosion morale » que porte la tyrannie de la méritocratie qui retient l’attention de Sandel. Elle prend deux formes liées. Tout d’abord plus nous croyons que notre succès ressort de notre seul mérite, plus il est difficile de nous mettre à la place des autres, de nous sentir mutuellement responsable de nos concitoyens-surtout ceux qui ne s’épanouissent pas dans la nouvelle économie…elle conduit également à « oublier notre dette envers notre famille, nos professeurs, notre communauté, notre pays et l’époque où nous vivons comme conditions du succès dont nous jouissons »… « Une méritocratie parfaite bannit tout sens du don ou de la grâce, écrit Sandel, elle laisse peu de place à la solidarité qui peut naître lorsque nous réfléchissons à la contingence de nos talents et de nos fortunes » |Sandel, 2020 p.25].
…Or c’est bien ce cocktail toxique d’hybris et d’humiliation qui fut le catalyseur de 2033 pour Young et du moment 2016 pour Sandel. Hubris, orgueil et arrogance des winners…ressentiment et humiliation des loosers.
Au-delà du culte du diplôme : la valeur des personnes et de leurs dons.
…
Si la méritocratie est le problème quelles sont alors les solutions ?
… Sandel appelle avant tout à reconnaître, autrement que par le seul diplôme la valeur des personnes et de leurs dons et contributions à la vie collective. Alors que la gauche moderne privilégie la justice distributive, il considère que la redistribution ne suffit pas à elle seule à corriger les inégalités. En effet, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’inégalité de la richesse mais aussi l’inégalité de l’estime et de l’honneur social.
« Apprendre à devenir plombier, électricien ou hygiéniste dentaire devrait être respecté comme une contribution précieuse au bien commun, et non comme un prix de consolation pour ceux qui n’ont pas les bons résultats aux tests d’admission aux universités américaines… » [ibidem p.191]
Démanteler la machine à trier, redonner dignité au travail.
Afin de corriger l’exclusive « politique du mérite » par une politique du bien commun, Sandel propose…de renforcer la qualité et l’attractivité de l’enseignement technique et de la formation continue, mais aussi de développer à tous niveaux (municipalités, syndicats, lieux de travail etc.) des formes variées d’éducation et d’universités populaires afin d’assurer l’égalité non par la mobilité sociale seule, mais par la diffusion du savoir, de la culture et de l’intelligence dans toutes les classes et toutes les professions- et pas seulement sur les campus des universités, notamment les plus sélectives.
Un autre antidote à l’hubris méritocratique concerne le renforcement de la « dignité du travail » [ibidem chap.7]…sous la forme par ex. de subventions publiques au profit des emplois que les marchés sanctionnent par de bas salaires…
Philippe Chanial conclue ainsi son article :
Peut-être certains seront tentés de ne voir là, du haut d’une certaine arrogance made in France que de vieilles recettes social-démocrates à la sauce populiste républicaine…Mais ce serait passer à côté d’une contribution philosophique précieuse, originale et argumentée à l’alternative convivialiste à laquelle invite ce numéro de la Revue du MAUSS, qu’il s’agisse de sa dénonciation des formes d’hybris contemporaines – parmi lesquelles il faut aussi compter l’hybris méritocratique – ou de son éloge de notre commune socialité- qui suppose une critique du modèle libéral de l’individu autosuffisant, la valorisation des liens, dettes et dons qui nous font et de l’intensité du débat public sur les valeurs qui donne vie à nos communautés politiques.