Extraits de l’article de François Dubet « L’école française : l’épuisement d’un modèle » in Revue du MAUSS n°57.
…Ce que personne ne conteste plus : …La France est en tête des pays dans lesquels la profession des parents détermine le plus fortement la carrière scolaire des enfants. Comment expliquer cette caractéristique peu enviable ? Parmi une foule de causes, j’en retiendrai deux si profondément inscrites dans notre imaginaire scolaire que la gauche et la droite y adhèrent avec la même naïveté (ou la même mauvaise foi).
La première singularité est la vocation élitiste de l’école française…l’école française ne se distingue pas parce qu’elle produit des élites mais parce que la sélection des élites scolaires organise la totalité des programmes, des pratiques pédagogiques et la manière de trier les élèves sans que ceci soit véritablement contesté dans un pays où le mérite scolaire est la manifestation suprême de la valeur d’un citoyen.
… Cet élitisme commande les jugements scolaires et les manières d’orienter les élèves. La hiérarchie des disciplines et des filières reste solidement établie et les moins bons des élèves sont orientés négativement vers des formations professionnelles jugées peu honorables en termes scolaires. Tout se passe comme si les élèves étaient sans cesse hierarchisés, notés au demi-point près, comme si dès l’école élémentaire, les critères définis par les grandes écoles s’imposaient à tous les élèves, y compris à ceux qui en ignorent même l’existence.
Rien n’indique mieux le poids « de cet élitisme pour tous » que notre propension commune à ne percevoir l’injustice solaire qu’à partir du recrutement des seules élites…Autrement dit le sort des vaincus de la compétition scolaire nous importe moins que l’équité du recrutement des élites. Ceci ne pourrait être qu’une douce manie nationale si les effectifs en jeu n’étaient pas incomparables : quelques milliers d’élèves en haut, quelques centaines de milliers en bas. Plus encore les effets sociaux des inégalités scolaires « structurelles » sont sans commune avec les distorsions du recrutement des élites : absence de qualification, perte d’estime de soi, hostilité aux valeurs incarnés par l’école…Les inégalités scolaires ne sont pas seulement un problème de justice et d’équité, elles sont un problème social. Comment s’opposer au « séparatisme » communautaire et social quand nous acceptons aussi aisément le séparatisme scolaire ?
…Personne n’envisage sérieusement de mettre à mal la dualité de notre système de formation , les « super élites scolaires » se recrutent dans quelques établissements parisiens, on continue à mieux financer les formations élitistes que l’école élémentaire. Au fond à droite et à gauche, tout se passe comme si les classes moyennes supérieures défendaient un système qui assure leur reproduction par l’école. Cette défense semble d’autant plus solide en France que notre pays se caractérise par une forte emprise des diplômes sur l’accès à l’emploi et le niveau de cet emploi. C’est là notre seconde singularité : hors du diplôme point de salut et dès lors on comprend pourquoi la compétition scolaire est si vive, pourquoi chacun est tenté d’optimiser les différences scolaires pour lui-même, quitte à déplorer les injustices du « système ».
…
De manière paradoxale, l’allongement des études et la massification scolaire n’ont pas été suivis par une adhésion aux valeurs démocratiques transmises par l’école, surtout chez les élèves qui ne réussissent pas comme ils l’espéraient[1]. « L’explosion scolaire » a été corrélative d’une crise de l’éducation, « l’autorité morale » de l’école ne s’exerçant vraiment que sur ceux qui réussissent alors que les autres y sont indifférents ou hostiles. C’est donc l’éducation elle-même qui est en jeu quand la culture de masse et les écrans dominent la vie juvénile et quand l’école semble réduite à sa fonction de tri.
En cette matière, nous en restons souvent à des formules vagues, former des citoyens, en faisant semblant d’ignorer que, aujourd’hui, cette formation procède plus de l’expérience collective d’une vie commune que de l’adhésion à des principes venus d’en haut, fussent-ils incontestables. En ce sens, ce qu’on appelle en France «la vie scolaire» et les dispositifs qui l’accompagnent devraient être au cœur de notre modèle éducatif. On devient un citoyen éclairé, rationnel et tolérant en agissant avec les autres, en prenant des responsabilités, en parlant en public, en faisant des expériences…Cette éxigence n’a rien d’utopique puisque bien des établissements, « expérimentaux » ou non y parviennent dès lors que les équipes éducatives, sont homogènes, autonomes et mobilisées.
Ce que Durkheim appelait « l’éducation morale » ne passe plus seulement par les programmes et les leçons, il nous faut construire des communautés éducatives dans lesquelles on apprend aussi à vivre ensemble. Le chantier ne serait pas mince. Pour que se forment des communautés éducatives dans lesquelles les élèves apprennent à exercer leurs droits et leurs responsabilités, il nous faudrait transformer profondément le mode de recrutement, de formation et d’affectation des enseignants. Il nous faudrait cesser de déléguer les activités éducatives au « périscolaire » ; il nous faudrait cesser de croire que le jacobinisme est la garantie de l’égalité de l’offre scolaire. Il faudrait faire confiance aux individus autant qu’à l’Etat.
Conclusion
Le long processus de massification durant lequel nous avons cru pouvoir ouvrir l’accès à l’éducation scolaire sans changer l’école est aujourd’hui en bout de course. Ni le repli vers la nostalgie d’un âge d’or scolaire, ni l’appel au « toujours plus » de ce qui ne marche pas n’offrent de perspectives. La pandémie pourrait nous donner l’opportunité de changer l’école. Pour cela, il suffit de regarder comment l’école fonctionne vraiment et de mesurer les effets politiques et sociaux de ce fonctionnement. C’est ce que nous pourrions attendre des politiques et mouvements sociaux qui dénoncent les dysfonctionnements de l’école quand ils devraient s’interroger sur son fonctionnement et des traditions si installées dans les esprits et les routines que nous finissons par ne plus les voir.
[1] Dubet François et Duru-Bellat Marie, 2020, l’Ecole peut-elle sauver la démocratie ? Paris, Seuil..