« Solidarité philanthropique » et « solidarité démocratique »


Alors même que le vocable solidarité a été introduit par Pierre Leroux (1840) en philosophie politique pour rompre avec la charité et la philanthropie, la confusion reste présente[1]. En effet, les représentations tout comme les pratiques de solidarité tendent à être réduites à un lien vertical reposant sur l’aide. Les deux racines latines du terme solidarité en sont pourtant bien éloignées. In solidum signifie «pour le tout», tandis que Solidus est ce qui est solide, massif, compact.  En d’autres mots, la solidarité des éléments confère au tout sa solidité. Cela fait écho à des proverbes tels que «Un pour tous et tous pour un» ou encore «l’union fait la force». La solidarité est alors une relation de réciprocité où il est question «d’être et d’agir ensemble». Cette double vision de la solidarité, l’une plutôt réciprocitaire et l’autre plutôt caritative a été conceptualisée par le sociologue Jean-Louis Laville (Laville, 2010 ; Chanial, Laville, 2002) qui emploie les termes de solidarité philanthropique (1) et de solidarité démocratique (2). Ces deux formes modernes de solidarité «construites»[2], coexistent dès le début des mouvements associationnistes européens.

1- La solidarité philanthropique
La solidarité philanthropique se caractérise par un engagement volontaire de citoyen·nes, en vue de venir en aide à autrui. L’éthique de cette solidarité repose sur la conscience de la charge citoyennedes personnes « qui ont » vis-à-vis de celles « qui n’ont pas ». Elle est qualifiée d’individualiste et libérale (Freyss, 2004 ; Gotovitch, Morelli, 2003) puisqu’il s’agit de se préoccuper des conséquences des détresses sociales sur l’individu et non de ses causes sociétales. Autrement dit, les causes de cette détresse sont considérées comme étant individuelles, pour la résoudre il faut agir sur la personne qui en souffre. Elle résulte alors des individus qui n’ont pas su saisir les opportunités du système (Laville, 2010). Pour Jean Freyss (2004) et Jean-Louis Laville (2010), la solidarité philanthropique a accompagné le libéralisme puisqu’elle a permis de répondre aux failles du système sans le remettre en question : il ne s’agit pas de réduire les inégalités, mais de lutter contre la pauvreté.

Au-delà de l’absence de remise en cause de la société, puisque chacun est responsable de son sort, la solidarité réduite à une seule dimension philanthropique entretient des relations de domination. En effet, cette aide bienveillante, ce don citoyen porte «la menace d’un don sans réciprocité, ne permettant comme seul retour qu’une gratitude sans limites et créant une dette qui ne peut jamais être honorée par les bénéficiaires. Les liens de dépendance personnelle qu’elle favorise risquent d’enfermer les donataires dans leur situation d’infériorité» (Chanial, Laville, 2002, p. 12). Ainsi, le don sans contrepartie est humiliant pour celui qui le reçoit, c’est en tout cas le sens du propos de l’anthropologue Marcel Mauss : «le don non rendu rend inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour. […]. La charité est encore blessante pour celui qui l’accepte, et tout effort de notre morale tend à supprimer le patronage inconscient et injurieux du riche “aumônier”». De plus, si cette solidarité est construite et choisie, elle l’est principalement par les donateur·rices. Les donataires n’ont pas voix au chapitre. 

La solidarité philanthropique a vocation à être réparatrice. Dans les faits, elle est aussi conservatrice et risque d’entretenir des relations de domination lorsque les rôles des donataires et des donateur·rices sont statiques. Quant à la solidarité démocratique, elle est davantage transformatrice.

2- La solidarité démocratique
La solidarité démocratique se caractérise par une action collective visant l’entraide mutuelle et des revendications communes : les inégalités, les injustices doivent être visibles dans l’espace public et des solutions doivent y être collectivement trouvées. Les personnes agissent donc ensemble et sont égales. L’éthique de la solidarité n’est plus déléguée aux classes dominantes – comme c’est le cas dans la solidarité philanthropique – mais est l’objet «d’une délibération et d’une négociation collective» (Laville, Cattani, 2008, p. 617). La solidarité démocratique repose sur deux piliers : la redistribution – les normes et prestations établies par l’État pour corriger les inégalités et la réciprocité – «le lien volontaire entre citoyens libres et égaux» (Laville, 2010, p. 90).
Le premier pilier, la redistribution, est tiré de la doctrine solidariste développé par Léon Bourgeois (1896) : chaque personne appartenant à la société est en dette vis-à-vis de celle-ci. Il ne s’agit plus d’un engagement vis-à-vis d’autrui, mais d’un engagement vis-à-vis de la collectivité, dont l’État assure le respect par l’obligation : l’impôt. Le solidarisme va à l’encontre de l’idéologie libérale selon laquelle l’État-providence (les services publics, le droit du travail) n’est qu’un obstacle, au nom de l’égalité, à la liberté d’entreprendre et à la croissance. Le solidarisme est aussi une réponse aux révoltes du 19e siècle montrant que la philanthropie ne suffit pas à résoudre le problème des inégalités et au contraire le prolonge. Si le politicien prône néanmoins le devoir d’assistance des plus favorisés envers les plus démunis, ce n’est pas par compassion, mais du fait d’une solidarité légale. « L’homme vivant dans la société, et ne pouvant vivre sans elle, est à toute heure un débiteur envers elle. Là est la base de ses devoirs, la charge de sa liberté. […] L’obéissance au devoir social n’est que l’acceptation d’une charge en échange d’un profit. C’est la reconnaissance d’une dette » (Bourgeois, 1896). Cette approche fait écho à la communauté d’intérêts et aux intérêts collectifs sur lesquels la solidarité s’appuie, en opposition à la générosité. 

Le deuxième pilier, la réciprocité, découle de l’associationnisme ouvrier. Elle relève donc de la société civile, plus précisément, de «l’auto-organisation et du mouvement social» (Laville, Cattani, 2008, p. 610). Ce mouvement transformateur vise à contrecarrer les effets de la misère engendrés par l’industrialisation et l’organisation du travail. Ce courant répond aux inégalités d’une tout autre manière que la charité-philanthropie : il vise plus à agir sur l’ordre établi qu’à corriger ses effets, il est porteur d’un questionnement politique de l’économie et il institue des rapports sociaux égalitaires (Laville, 2010). Il est ainsi éminemment politique et s’appuie sur une idéologie sociale et égalitaire. Sociale, parce que le traitement individuel de la misère par la charité-philanthropie est contesté, le mouvement associationniste ne voit plus en l’autre le pauvre, mais l’exploité. Ce changement de vocabulaire n’est pas anodin. Alors que la pauvreté est un état de fait incombant à celui qui en souffre, l’exploitation est, au contraire, un processus impliquant une responsabilité dépassant l’individu, c’est le système sociétal qui est alors mis en cause. Égalitaire, parce qu’elle désigne un mouvement social autoorganisé regroupant des personnes égales en droit.

En résumé, la solidarité, telle que conceptualisée ici, est tantôt de l’ordre de la philanthropie et de la réparation, tantôt de l’ordre de la réciprocité et de la transformation. Ces deux formes ne s’excluent pas et peuvent être menées en complémentarité. Mais, quand l’ordre philanthropique prend le pas, focalisé sur l’urgence, il peut étouffer la conscience politique citoyenne tout comme le pouvoir d’agir. Ainsi, plutôt qu’un agir pour ou sur autrui, tout l’enjeu est de privilégier l’action collective, passant par un « agir avec » (se sentir concerné par les injustices subies par autrui) et surtout par un « agir ensemble » pour ce qu’on a de commun. 

Florine Garlot, 
Chercheuse et actrice en milieu associatif
Domaines de recherche : communication politique, solidarités (internationales), associations

Bibliographie indicative
BLAIS, Marie-Claude, 2007. La solidarité : histoire d’une idée. Paris : Gallimard. Bibliothèque des idées. 
CHANIAL, Philippe et LAVILLE, Jean-Louis, 2002. L’économie solidaire : une question politique. In : Mouvements [en ligne]. 2002. Vol. no19, n° 1, p. 11‑20. [Consulté le 21 avril 2019]. Disponible à l’adresse : http://www.cairn.info/revue-mouvements-2002-1-page-11.html.

FREYSS, Jean, 2004. La solidarité internationale, une profession ? In : Revue Tiers Monde [en ligne]. 2004. n° 180, p. 735‑772. Disponible à l’adresse : http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=RTM_180_0735.

GOTOVITCH, José et MORELLI, Anne, 2003. Les solidarités internationales : histoire et perspectives. Bruxelles : Labor. La noria.

LAVILLE, Jean-Louis et CATTANI, Antonio David, 2008. Dictionnaire de l’autre économie. Paris : Gallimard. 

LAVILLE, Jean-Louis, 2010. Politique de l’association. Paris : Seuil. Economie humaine. 

[1] C’est ce que montrent mes recherches sur les représentations sociales de la solidarité internationale (Garlot, 2020).
[2] Émile Durkheim (1893) avait identifié, quant à lui, deux formes de solidarité « héritées »et créatrices de lien social – la solidarité mécanique et la solidarité organique.

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