Vis comme si tu devais mourir demain.
Apprends comme si tu devais vivre toujours.
Gandhi
Comment changer de cap ? Peut-être en apprenant, à nouveau, l’art de prendre son temps. L’art de rêver à un autre monde où le temps n’est plus de l’argent, mais la durée qui nous permet de goûter la splendeur de la vie. Il ne s’agit pas de fuir la réalité, mais bien de résister. Il y a en effet, de multiples manières de résister à cette force capitaliste qui nous conduit – tous – dans le mur. Certains, très rares, choisissent de s’exclure du monde, de vivre retirés dans des communautés autogérées, écologiques, libertaires. D’autres, plus nombreux, s’engagent dans un militantisme actif qui dénonce les méfaits du capitalisme tout en mettant en œuvre une autre manière de produire et de consommer. Ils inventent des systèmes d’échanges locaux, mettent en place des monnaies locales, construisent des logiciels libres, redécouvrent une agriculture biologique, achètent leurs produits dans des magasins de commerce équitable, etc. Ils ont l’énergie de vouloir changer le monde. Mais tout le monde n’a pas tout le temps cette énergie. Heureusement, l’énergie se trouve aussi ailleurs, dans des gestes simples, se poser pour respirer, refaire le monde avec nos amis, inventer des futurs dans nos rêveries. Passer des heures à discuter du monde de demain, se laisser aller à imaginer un autre avenir, ce n’est pas perdre son temps. C’est prendre son temps. Or, le temps n’est ni notre ennemi, ni une contrainte à rentabiliser, le temps est ce qui nous relie, ce qui nourrit la pensée critique. Pour changer de cap, prenons le temps de prendre notre temps.
Prendre son temps c’est, par exemple, retrouver les plaisirs de la sieste. « La sieste est une courtoisie que nous faisons à notre corps exténué par le rythme brutal de la ville » (Dany Laferrière. La sieste permet de lutter contre l’insomnie et prévient les maladies cardio-vasculaires. Mais la sieste est, d’abord et avant tout, un art. Celui de vivre. Il ne s’agit pas de dormir plus le jour pour dormir moins la nuit. Non, il s’agit de se retirer de la folie du monde pour retrouver sa sagesse enfantine. Faire la sieste, c’est suspendre le temps. Refuser, un moment, de courir après sa vie pour la gagner, rejoindre en pensée les instants bénis de l’enfance où le mot travail n’existe pas. Seul le mot « bien être » compte quand on fait la sieste. Qu’elle dure moins de cinq minutes ou plus de deux heures, qu’elle soit solitaire ou collective, coquine ou ascétique, la sieste est le refus, conscient et assumé, de la surpuissance humaine. Faire la sieste, c’est refuser d’être une machine en mode veille, toujours prête à l’emploi, jamais totalement arrêtée. Prendre le temps de se reposer, c’est assumer sa fatigue, donner à notre corps et à notre esprit le droit inaliénable de se sentir faible, inadapté à ce capitalisme sauvage qui nous transforme en force de travail corvéable vingt-quatre heures sur vingt-quatre, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Faire la sieste, c’est résister. Résister au temps mondial et uniforme du capitalisme affirme Thierry Paquot1. Dans cette perspective, faire la sieste ne marque pas seulement la volonté de renouer avec sa liberté intérieure, c’est également l’affirmation collective d’une insoumission à l’ordre marchand. Ce temps global et uniforme nécessaire à la circulation des marchandises et des capitaux qui nous impose de mettre le réveil le matin peut soudainement être remis en cause, par une simple pause. Si chacun prenait, au moment qu’il lui semble le plus opportun, le temps nécessaire à sa sieste, c’est l’ensemble de l’organisation du temps social qui s’en trouverait ébranlée. Changer le monde en dormant tel est l’art – révolutionnaire et pacifique – de la sieste !
Mais prendre son temps, cela peut être aussi, parfois, se donner le droit d’arriver en retard. Le retard nous libère de la prison de l’instant. Il nous ouvre ainsi les portes de la conscience du temps : « L’instantanéité ne supprime pas le temps, elle le nie » (Dominique Wolton). De même le retard libère l’imagination de celui qui attend. Il est en retard, pourquoi ? Que peut-il bien faire ? Que pourrais-je bien faire d’autre de ce temps qui, pour moi, se libère soudain ? Le retard, disait Marcel Duchamp, nous ouvre à l’art. L’œuvre d’art n’existe que dans l’œil de celui qui la perçoit. Elle est une démarche, une critique rationnelle de la société marchande et non un geste inspiré d’un génie sous acide. Ne pas succomber à la course effrénée contre la montre qu’est la vie moderne. Prendre le temps de créer, prendre le temps de comprendre la création, c’est se mettre en retard : se placer hors du temps de l’inspiration (pour le créateur), hors du temps de l’émotion pure (pour le spectateur), afin de se poser tranquillement dans le temps, ouvert et incertain, de la réflexion. Le retard crée de l’imprévu. Il dévoile la fragilité de l’ordre établi. Il laisse entrapercevoir d’autres agencements possibles, d’autres mondes à explorer. Mais pour faire surgir de l’imprévu, il ne doit pas être systématique, courant, normal, prévisible. Non, il ne s’agit pas d’arriver toujours en retard, mais parfois, souvent, en tout cas, de manière inattendue. Le retard aléatoire est la politesse des insoumis.
Prendre son temps, cela peut être, également, oser marcher sans but, sans crainte, sans avoir peur de se perdre. Se perdre? Rien n’est moins grave ! Se perdre, c’est non seulement renoncer au succès obligatoire auquel nous condamne sans relâche le capitalisme, mais c’est, aussi et surtout, s’oublier un peu. Sortir de soi pour explorer d’autres identités encore inconnues, d’autres facettes de soi. « La vie n’est qu’une ombre qui marche », affirme Shakespeare. Pourtant, en marchant, on peut perdre de vue, un moment, cette ombre et, ainsi, se dorer entièrement au soleil des autres vies possibles… Marcher et se perdre dans la campagne, c’est retrouver, un temps, cette peur ancestrale qui nous a fait vouloir, à toute force, domestiquer la nature. Nous n’avons plus peur d’elle, mais nous avons peur des autres hommes. Nous l’avons balisée, emprisonnée dans des sentiers de randonnée, mais nous n’osons plus nous aventurer sur les sentiers sauvages de la rencontre de l’autre. Se perdre, c’est aussi éprouver tout ce que l’on a perdu en pensant gagner. Marcher et se perdre dans la ville, c’est bien aussi. Seul, c’est s’obliger à la rencontre de l’autre. Demander son chemin, ce n’est pas rentrer dans le droit sentier des habitudes, c’est au contraire rompre avec la routine et prendre le risque, minime, de se perdre davantage. Après tout si une personne s’est amusée en nous indiquant la mauvaise direction, où est le mal ? Prendre le temps de marcher, c’est se donner le temps de s’aventurer dans des lieux inconnus, mais aussi d’explorer des territoires de pensée aventureux. « Il faut savoir se perdre pour un temps si l’on veut apprendre quelque chose des êtres que nous ne sommes pas nous-mêmes », dit Nietzsche. Or, sommes-nous encore des citoyens ? Non pas des entités sondées convoquées régulièrement pour glisser un bulletin imparfait dans une urne transparente, mais des acteurs, pleins et entiers, de notre cité ? Et si marcher et se perdre dans la cité, c’était retrouver sa citoyenneté ?
Prendre son temps, c’est encore, se laisser surprendre par la beau té du monde. Le capitalisme est une société putride, mais partout la beauté du monde est là, prête à sourire à celui qui sait la regarder. « Le monde de la beauté n’est pas un monde que l’on apprend. On le découvre, on le crée, à partir de soi-même » révèle l’écrivain Jean Guehenno. Le capitalisme scie systématiquement la branche sur laquelle il est assis : la nature. Mais une société dominée par le capitalisme n’est pas une société entièrement capitaliste. Le monde recèle encore des beautés qu’il faut se donner le temps de découvrir. La routine nous aveugle, les habitudes nous rendent sourds, la coutume tue la saveur. Laissons-nous surprendre par nos sens. La saveur d’un chocolat chaud le matin, un parfum inconnu dans un train, un nuage étrange le soir embrassant délicatement la lune, un rire d’enfant dans un couloir d’hôpital, une goutte de pluie glissant sur une feuille, un écureuil bondissant dans un parc, des amoureux qui s’embrassent fougueusement au point d’en oublier l’autobus qui déjà s’éloigne… Tous ces petits riens peuvent former un grand tout : la béquille sensuelle de nos vies insensées et bancales. Il ne s’agit pas d’auto hypnose. Il ne s’agit pas de se mentir sur la cruauté de notre société. Il s’agit juste de rester en vie, de rester homme parmi les hommes quand tout nous pousse à devenir machine sans avenir parmi les objets obsolètes.
La liste n’est pas exhaustive, il y a des centaines de manières de prendre son temps, pour des milliers de bonnes raisons. Changer de cap est nécessaire. Cela demande force et courage. Nous en manquons, tous, hélas, parfois. Mais nous avons tous, toujours des sens en éveil. Vivre, c’est refuser de voir ses sens insensibilisés par la sauvagerie du capitalisme. Vivre c’est voir, entendre, goûter, sentir, toucher avec le cœur. « Lorsque tu atteindras le cœur de la vie, tu trouveras la beauté en toutes choses, même dans les yeux insensibles à la beauté » (Kahlil Gibran).
Fréderique Vianlatte.
Auteur.e de « Pour résister au capitalisme, faisons la sieste ». L’Harmattan.
Auteur.e de « Pour résister au capitalisme, faisons la sieste ». L’Harmattan.
1 Dans son merveilleux petit bouquin « L’Art de la sieste », Paris, Zulma, 1998.