
C’est une fois encore la question de l’après Covid-19 qui est l’objet de cette lettre d’information. Rien d’étonnant puisque nous avons fait du changement de cap l’axe de nos réflexions. Nous constatons que les oppositions qui se manifestent sur le temps de travail restent pour l’essentiel internes au système productiviste. Elles sont prisonnières de la nécessité de sortir de la crise économique sans précédent que la pandémie a causée. Alors que cette crise pourrait être l’occasion de prôner un changement d’envergure qui mettrait en question le principe d’une société structurée par l’emploi et le travail [i].
De l’autre côté, les opposants s’expriment dans un très grand nombre de tribunes, d’appels, de pétitions qu’il serait trop long d’énumérer. Des forces du champ politique se combinent avec d’autres de la société civile pour affirmer la nécessité de sortir du néolibéralisme et en appellent à la réduction du temps de travail. Or, cette volonté de rassemblement, bien compréhensible, occulte un autre clivage tout aussi fondamental. La même revendication peut déboucher sur la sortie du productivisme ou son renforcement. Le plus souvent elle est en fait l’instrument de la restauration du système qui est dénoncé.
L’exigence de réduction du temps de travail s’exprime très majoritairement, et même quasiment exclusivement, dans la perspective d’un retour au plein-emploi. Dans la tribune « plus jamais ça » [ii] l’objectif est clair : « du travail pour tous », « la réduction et le partage du temps de travail » et « l’interdiction du licenciement dans les entreprises qui font du profit ». Il est souhaité que « le temps de référence soit les 32 h hebdomadaires, sans perte de salaire ni flexibilisation. ». « agner en qualité de vie » est certes évoqué dans la mesure 11, mais comme une retombée positive, secondaire, sans que ne soit précisée ou approfondie cette notion de « qualité de vie ». La «création massive d’emplois» est aussi un argument renforçant la nécessité d’investissements dans la transition écologique et énergétique.
Les expériences invoquées en matière de réduction du temps de travail sont toujours des mesures micro-économiques, mises en œuvre au niveau d’une entreprise, et ont pour objectif de gérer une situation de crise en attente de la reprise.
C’est dans le but de sauver plusieurs milliers d’emploi que dans les années 90 Volkswagen avait instauré la semaine de 4 jours.
Le Kurzarbeit, c’est-à-dire le recours au chômage partiel, pratiqué en Allemagne, et pris parfois en exemple par des forces d’opposition (Pierre Larrouturou et Nouvelle Donne) a également pour objectif d’instaurer une réduction momentanée du temps de travail, au niveau d’une entreprise, afin d’éviter d’avoir à licencier, en période de basse conjoncture.
Plus récemment, Microsoft a expérimenté au Japon la semaine de 4 jours pendant 5 semaines auprès de 2300 employés, et revendique une hausse de 40% de la productivité obtenus par cette mesure.
La défense de l’emploi se conjugue souvent avec l’exigence stratégique de relocaliser de nombreuses activités en France . «Imaginez ce qui va se passer après la crise du Covid-19 si on ne met pas des lois en place pour sauver l’industrie dans notre pays!» déclare Antony Guilloteau, délégué CGT de l’usine Michelin de La Roche-sur-Yon, comptant 619 emplois et qui doit fermer d’ici à la fin de l’année.
Il est difficile de voir à travers ces exemples une remise en cause du modèle productiviste de nos sociétés, puisque, presque toujours, c’est justement une augmentation de la productivité qui est l’avantage attendu. La réduction du temps de travail est soit pensée comme transitoire, soit comme façon d’assurer le plein-emploi, dans un contexte de réduction de la croissance économique. Mais jamais le principe d’une société structurée par le travail et l’emploi n’est questionné. Revendiquer la réduction du temps de travail dans ces conditions est au contraire une façon de sacraliser le travail salarié dans sa logique capitaliste. Il y a une liaison logique, incontournable entre recherche des gains de productivité, augmentation des revenus, et maintien du modèle consumériste.
L’orientation – nécessaire – vers la transition écologique pourrait avoir pour effet pervers de renforcer cette tendance : les revenus engendrés par les investissements dans la transition écologique, dans une logique keynésienne, seront dépensés en biens de consommation, d’où l’augmentation de la pression aux gains de productivité dans les secteurs les produisant, l’utilisation accrue du télétravail, des nouvelles technologies du numériques, etc… il est possible qu’on réinvente un modèle économique plus propre et moins énergivore, en même temps qu’on renouvelle et justifie le productivisme.
C’est dans une autre optique qu’il faut revendiquer la réduction du temps de travail, en la situant dans le long terme, et en en faisant l’outil d’un véritable changement culturel. La Nouvelle-Zélande nous montre partiellement la voie ; la ministre Jacinda Ardern propose la semaine de 4 jours pour relancer le tourisme dans son pays. Certes, le tourisme de masse se situe clairement dans « l’ancien monde » et nous ne la suivrons pas sur ce point. Mais ce qui est novateur est l’idée qu’il faut s’intéresser à la réduction du temps de travail non dans l’optique productiviste, mais dans celle de l’utilisation du temps libre qu’elle dégage. La création d’un ministère du temps libre, confié à André Henry en 1981, avait entraîné la risée des esprits se croyant libres, à une époque ou la confusion entre liberté et libéralisme économique se répandait. I Pourtant, avec les 39 heures, la cinquième semaine de congés payés, et la réduction de l’âge de la retraite de 65 à 60 ans, les socialistes de cette époque avaient compris que c’était bien la question du temps de non-travail qui devenait primordiale. Aujourd’hui encore, c’est autour du ministère de la culture, plutôt qu’autour des ministères de l’économie et des finances que devrait se construire l’avenir.
Sortir du productivisme, c’est d’abord substituer la notion d’activité à celle d’emploi[iv]. C’est aussi, de façon générale, admettre qu’un même volume de production de biens et de services s’étale sur des temps plus longs, autorisant un ralentissement du rythme général de la vie économique et sociale.[v] C’est donner du temps au temps, pour reprendre encore une expression utilisée par François Mitterrand. C’est permettre de retrouver l’otium des anciens, le temps de la méditation, de la lecture approfondie, de l’ouverture à la création, à la contemplation, à l’art, à la poésie, à la beauté. Le temps aussi de l’ouverture aux autres, de la conversation, du partage des émotions esthétiques. C’est la revalorisation du temps long, de la durée ; durée des objets, d’abord, mais aussi durée des institutions, des constructions législatives, des régimes politiques et des gouvernements, durée des engouements personnels, des relations affectives, des engagements associatifs, politiques ou syndicaux.
Il semble que le covid-19 et le long confinement qui a été imposé aient permis, comme retombée positive, en ralentissant le rythme de la vie économique, d’esquisser des comportements en ce sens. C’est ce qu’il faudrait préserver ; il est malheureusement à craindre que l’impératif de retour à un niveau d’emploi plus acceptable n’induise une nouvelle accélération qui éteigne définitivement cette lueur d’espoir.
Maurice Merchier
[ii] signée par 18 responsables d’organisations syndicales, associatives et environnementales parmi lesquels Philippe Martinez (CGT), Aurélie Trouvé (Attac), Jean-François Julliard (Greenpeace) et Cécile Duflot (Oxfam) publiée le vendredi 27 mars, sur franceinfo
[iii] Harmut Rosa, aliénation et accélération, Découverte/Poche 2014 Chapitre 14)
[iv] voir sur ce point dans l’ECCAP Guy Roustang, Au-delà de l’emploi quelles activités?
[v] voir dans l’ECCAP Renaud Vignes, qui propose l’objectif de ralentir les flux d’échanges. Le monde d’après que ferons-nous de cette épreuve