N°= 28: Le monde d’après 15/05/2020


L’hôpital français a tenu.

L’écrivain Sylvain Tesson qui a plongé dans les coulisses de l’hôpital parisien La Pitié Salpêtrière nous dit ceci : Si l’hôpital français a tenu « c’est grâce à une troupe de soutiers inconnus… A la Pitié chacun confirme que l’inventivité des personnels hospitaliers a permis d’absoudre l’impréparation des personnels politiques ». Selon un infirmier réanimateur : « Les français sont ainsi faits » « qu’ils rivalisent de génie dans la débrouille ». Un cadre technique raconte : « Avec les 125 techniciens, on a dû tout inventer. Il fallait reconfigurer les salles, convertir des véhicules en ambulances de fortunes. Pour une fois on n’était pas astreints aux normes ! ». Un collègue ajoute « On a eu l’impression de faire quelque chose de grand, les chauffagistes aidaient à l’électricité, les électriciens transportaient des planches, personne ne mouftait, c’était le branle-bas ». Des bénévoles sont venus prêter main-forte. Un polytechnicien en troisième année pousse un diable chargé d’une cargaison de filtres (0). Le contraste est saisissant entre ceux qui, à tous les étages, ont permis aux hôpitaux de tenir et le cafouillage des politiques. Mais d’où vient l’impréparation des personnels politiques ?
Comment a-t-on pu en arriver là ?
C’est ce que se demande Vincent Lindon, en simple citoyen[1]. Et il répond « Au-delà de la santé, c’est l’ensemble du secteur public qui subit depuis des décennies les coups de boutoir des présidents qui se succèdent avec toujours la même obsession : réduire la place de l’État dans l’économie. La recette est simple : privations pour ce qui coûte (l’éducation, la justice, la police, l’armée, la santé…) et privatisations pour ce qui rapporte.
Tandis que les budgets des ministères régaliens sont comprimés et les salaires de leurs fonctionnaires bloqués, la grande braderie est ouverte. Villepin solde les autoroutes, Nicolas Sarkozy fait absorber Gaz de France par un groupe privé, Suez, et enfin François Hollande, sous la férule de Macron, démembre Alstom pour le plus grand profit de l’américain General Electric.
Avec l’arrivée d’Emmanuel Macron, la fête continue. Deux entreprises publiques, la Française des jeux (FDJ) et Aéroports de Paris (AdP), sont très rentables ? Vendez-les ! »
Mais pourquoi V.Lindon s’inquiète puisqu’E.Macron a déclaré récemment. « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché » [2]. E.Macron, et tous les tenants du néolibéralisme qui nous ont menés là où nous en sommes, seraient-ils « convertis » ? On peut en douter.
Le monde d’après : le même, en un peu pire ? Ou bien un autre monde ?
Comment ne pas être optimiste, puisque nous croulons sous les appels au changement et constatons de multiples réalisations. Par exemple la création de nombreux réseaux d’approvisionnement alimentaire de proximité. De très nombreuses déclarations plaident pour lutter contre les inégalités et le réchauffement climatique, pour la rénovation de nos démocraties : celles de « Pouvoir de Vivre » ou de « PourLejourDaprès » qui regroupent un grand nombre d’associations et de syndicats, celles d’Alternatiba et de Place publique par exemple, les déclarations de nombreuses personnalités : N.Hulot, Laurent Berger, D.Bourg etc. etc.
Houellebecq aurait donc tort de déclarer : « Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire »[3].
A moins qu’il soit lucide, si nous ne réussissons pas à surmonter des obstacles redoutables. Notamment les trois suivants : les inégalités, le pouvoir de la finance qui dirige le monde, et celui des géants du numérique.
Les inégalités. Les richesses des 1 % les plus riches de la planète correspondent à plus du double des richesses cumulées de 6,9 milliards de personnes. [4] Mais attention de ne pas se focaliser uniquement sur les très, très riches. Je fais partie personnellement (et comme sans doute beaucoup de lecteurs de l’eccap) des 10% les plus riches qui consomment 50% des richesses mondiales. Sommes-nous prêts vraiment à une réforme fiscale qui serait « révolutionnaire », comme l’a été celle de F.D. Rooesevelt avec le new deal, en taxant fortement les hauts revenus et les successions, en luttant plus efficacement contre l’optimisation ou la fraude fiscale [5]. Sommes-nous prêts à une taxe qui tiendrait compte de notre empreinte écologique, qui serait aussi révolutionnaire que l’a été l’introduction de l’impôt progressif sur le revenu[6]. Taxe qui soulève les mêmes objections que celles qui étaient faites au moment de la création de l’impôt sur le revenu en 1914.
Les financiers qui dirigent le monde. Il est conseillé à tous ceux qui croient possible un autre monde de consacrer une heure trente de leur loisir à regarder le film de Tom Ockers intitulé : « Black Rock. Ces financiers qui dirigent le monde ». Ils prendront alors la mesure de la difficulté d’envisager un autre monde.
Black Rock est le plus grand financier du monde avec 6000 milliards d’actifs qui appartiennent à de gros investisseurs mais aussi à des millions de petits épargnants. En regardant le film on comprend comment Black Rock et d’autres peuvent influencer les entreprises, les responsables politiques et les Etats.
Larry Finck, Président de Black Rock a été le premier dirigeant financier à être reçu par E.Macron après son élection et il aimerait profiter d’une évolution de notre régime des retraites.[7] Suite à une rencontre avec Larry Fink, Lopez Obrador nouvel élu à la tête du Mexique a probablement renoncé à nationaliser certains secteurs touchant à l’énergie dans lesquels Black Rock avait de gros intérêts. Quant aux belles déclarations de Black Rock en faveur de la lutte contre le réchauffement climatique, elles ont tout juste valu un diplôme d’imposture décerné par dérision à Larry Fink. La compétence de Black Rock pour conseiller les individus ou les institutions sur les risques d’un placement est incontestable. Les moyens qui fondent cette compétence sont colossaux. Il n’est donc pas étonnant que la Banque centrale européenne ait eu recours à ses services pour évaluer la fiabilité des banques européennes. Mais ses critères d’évaluation sont financiers. Ils ne se soucient pas de répondre à la question de savoir si les investissements sont éthiques ou non. Encore moins de savoir si les investissements de Mr Al Gore dans l’énergie verte sont destructeurs des forêts ou non[8].
Un seul livre est paru sur Black Rock en allemand : « BlackRock: Eine heimliche Weltmacht greift nach unserem Geld » (« Une puissance mondiale cachée met la main sur notre argent »).. Pour le rédiger Heike Buchter a recueilli des témoignages d’anciens salariés de Black Rock qui tous ont voulu rester anonymes de peur de voir leur carrière compromise.
Du capitalisme industriel au capitalisme numérique. Quand nous avons rédigé la lettre n° 27 nous n’avions pas connaissance de l’action menée par le collectif franco-espagnol Ecran total et Ecologistas en accion, ni de sa contribution « Ne laissons pas s’installer le monde sans contact »[9]. Avec le confinement, le numérique est devenu notre mode privilégié de rapport au monde et aux autres. Rien d’étonnant alors à ce que les valeurs en bourse des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) soient en hausse depuis les débuts de la pandémie, alors qu’en moyenne les autres valeurs baissent.[10] Le 4 mai les GAFAM étaient estimées 4.800 milliards d’euros alors que les 40 plus grandes sociétés françaises du Cac40 valaient 1400 milliards.
Au temps du capitalisme industriel, les démocraties ont su lutter contre les dangers des concentrations excessives[11], il est grand temps qu’aujourd’hui elles limitent les pouvoirs des GAFAM.
Guy Roustang
[0] Le Monde du 29 avril 2020..
[[1] Vincent Lindon a proposé à Mediapart sa déclaration le 6 mai 2020
[2] Le Monde 14 mai 2020
[3] Lundi 4 mai sur France Inter.
[4] Rapport Oxfam Inégalités 2020.
[5] Un article de l’eccap rendra compte prochainement du livre récemment paru de G.Zucman et E.Saez « Le triomphe de l’injustice ».
[6] Voir Propositions pour un retour sur terre, signé par Dominique Bourg et alii.
[7] Retraites: BlackRock souffle ses conseils pour la capitalisation à l’oreille du pouvoir. 9 DÉCEMBRE 2019 PAR MARTINE ORANGE.
[8] Voir le film de Michael Moore et Jeff Gibbs La Planète des Humains dont voici le lien:https://www.youtube.com/watch?v=Zk11vI-7czE
[9] https://www.terrestres.org/2020/04/27/ne-laissons-pas-sinstaller-le-monde-sans-contact/
[10] Dans Marianne du 5 mai 2020 : « depuis le début de l’année, nonobstant la crise du coronavirus, les cinq titres sont en hausse de 10%, alors que les 495 autres valeurs du S&P 500 baissent de 13% en moyenne ».
[11] La première loi anti-trust aux Etats-Unis date de 1890
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