N°= 25; Eviter l’erreur d’aiguillage 1/04/2020


Eviter l’erreur d’aiguillage

Un leitmotiv s’impose : “rien ne sera jamais comme avant”. Il y a pléthore d’articles sur ce thème. Le Président l’a affirmé dès le début de la crise, ajoutant “Il nous faudra interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour ». Il y a pourtant lieu d’être fortement sceptique sur les chances d’un véritable changement de s’imposer. Par contre, il y a tout à craindre que son inverse, « tout sera comme avant » s’impose sous le déguisement de la «disruption ». Comment éviter cette erreur d’aiguillage ? Quelles raisons font craindre que rien ne va changer ? L’économisme de certains responsables au plus haut niveau, à commencer par celui du Président des Etats-Unis, fait que le souci de l’économie l’emporte sur celui de la santé, et sur celui des ravages du coronavirus. Ainsi, lundi 23 mars, Larry Kudlow, son conseiller économique, affirmait « nous ne pouvons pas fermer l’économie. Le coût est trop lourd pour les individus ». Trump surenchérissait : « Nous n’allons pas laisser cela se transformer en un problème financier de longue durée ». La hiérarchie des préoccupations est claire. ([1])
Malgré le fiasco de la théorie de l’efficience des marchés financiers en 2008, une grande partie des économistes restent convaincus que les mécanismes de marché sont pertinents pour résoudre n’importe quel problème, et pour obtenir l’indispensable infléchissement des comportements. Ainsi, Jean Tirole, prix Nobel d’économie 2014, tout en dénonçant le court-termisme et en affirmant la nécessité de changement, écrit discrètement « Cependant, nos efforts depuis trente ans pour changer la norme sociale en matière de climat sans introduire d’incitations financières suffisantes ont été vains » ([2]) Cette orientation vers des remèdes puisés dans l’arsenal du libéralisme classique semble déjà amorcée en France avec les toutes récentes ordonnances offrant aux entreprises toute latitude concernant le temps de travail, le chômage partiel et les congés payés…
Un autre facteur très puissant s’oppose à de véritables changements : le «solutionnisme», courant de pensée né dans la Silicon Valley, soutenant que tous les problèmes environnementaux ou sociaux peuvent être résolus par l’usage des nouvelles technologies. C’est également une prétention au changement, mais dans une direction qui ne mène qu’à l’impasse. Certes, ces nouvelles technologies sont d’un grand secours dans la crise actuelle ; l’application Covidom est utile, des masques sont rapidement fabriqués grâce à l’impression 3D, Google aide financièrement les institutions de santé et les PME, et évidemment la sociabilité numérique se substitue aux relations sociales ordinaires. Mais ces « solutions » sont – en se situant dans le long terme – en même temps des causes de la désintégration du monde et de nos sociétés ([3])
De ce point de vue, l’organisation du travail, mais aussi les modalités de la communication sociale dans son ensemble pendant la période de confinement pourraient être prises pour les prototypes de ce qu’elles seront à l’avenir, voire être pérennisées. Les entreprises géantes du numérique pèseront lourdement en ce sens. Ainsi Luc Ferry, dans Le Monde du 27 mars écrit : « Je prends aussi le pari que l’avenir montrera vite que cette crise ne changera au final que très peu de choses. Certes, elle touchera durement des personnes et des entreprises, pas le système de la mondialisation libérale que consacre au contraire la logique des Gafa: jamais smartphones et tablettes n’ont autant servi !».
La pesanteur la plus forte s’opposant à l’orientation vers des changements réels vient du corps social lui-même. Bruno Latour écrit : « dans la mutation écologique : cette fois-ci, l’agent pathogène dont la virulence terrible a modifié les conditions d’existence de tous les habitants de la planète, ce n’est pas du tout le virus, ce sont les humains ! »([4]). L’intense et constant conditionnement par cette idéologie portée par ces maîtres du monde, diffusée par tout le système médiatique/numérique, à commencer par le tsunami publicitaire permanent, transforme le citoyen en homo numericus, addict aux nouvelles technologies de l’information. Si son attitude politique ne se borne pas à l’abstention, son vote aura toutes les chances de conforter les thuriféraires de cette nouvelle utopie techniciste. Les grandes pistes d’un véritable changement de cap Toute l’ambition de notre encyclopédie du changement de cap est d’essayer d’esquisser les directions d’un véritable changement. Il faut absolument imposer – pour commencer – à nos gouvernants les orientations suivantes : Opérer une véritable dé-globalisationLe terme « globalisation » est ici préféré à « mondialisation », mais peu importe les termes. Il est urgent de réorganiser les échanges sur une base territoriale à taille humaine, et de restaurer l’autonomie de ces espaces en ce qui concerne les produits de première nécessité, énergétiques ou stratégiques. Tout a été dit sur la nécessité d’en revenir à des circuits couts concernant l’alimentation.
Cela ne consistera pas en une clôture systématique des frontières, mais en une adaptation de l’échelle pertinente des espaces géographiques selon les produits. Cette échelle ira du local au mondial, en passant par la nation et l’Europe, et devra être le résultat de décisions politiques, au lieu d’être soumis aux seules lois des marchés.
II en ira de même des flux culturels ; il ne faut pas renoncer à la richesse de la confrontation des idées, des informations, des œuvres d’art, des expériences de métissage culturel, et des cultures en général à l’échelle de la planète ; mais il faut se délivrer de l’hégémonie des industries culturelles dont l’épicentre est aux Etats-Unis. Amorcer la dé-marchandisation du monde La soumission générale de toutes les activités humaines à la logique du marché, qui est à la base du néolibéralisme est définitivement et spectaculairement disqualifiée avec cette pandémie, à commencer par la santé ; la désintégration du système hospitalier par l’application de la logique financière à sa gestion en est le premier exemple tragique. Pour refaire société, il faut aussi délivrer du cancer marchand un certain nombre de secteurs, en tête desquels se trouvent le sport, l’art, l’information, la culture…
Sortir de la logique des marchés, c’est aussi introduire dans les décisions politiques (notamment locales) des critères comme la beauté de l’environnement, ou le respect du silence. Opérer pour cela des processus de déprivatisationDe tels objectifs impliquent de substituer à la propriété privée d’autres formes d’organisation de la production, de façon peut-être révisable, avec des modalités variables adaptées à chaque secteur. La restauration de services publics puissants et efficaces est impérative.
Il faudra étendre le champ de l’économie sociale, favoriser la vie associative ([5])
Trouver de nouvelles formules pour mettre en application l’idée des « biens communs », qu’il conviendra de définir démocratiquement.(6)
Ces orientations doivent être le produit de débats dans lesquelles s’engagent tous les citoyens, ce qui implique aussi une réflexion sur le bon fonctionnement de la démocratie. Car il est impensable d’imposer cet indispensable changement de cap par la coercition. Il nous faut absolument pour cela gagner d’abord le combat de l’hégémonie culturelle, pour le dire en termes gramsciens ; ou, plus sobrement, en un mot : convaincre. Maurice Merchier

[1]« Coronavirus : les Etats-Unis paniquent face à leur économie en chute libre » Arnaud Leparmentier Le Monde du 24 mars 2020
[2] « Allons-nous enfin apprendre notre leçon ? » Jean Tirole, Le Monde 25 mars 2010
[3] Voir lettre d’information de l’eccap n°=21: Las Vegas, capitale de la mystification 31/01/2020
[4] « La crise sanitaire incite à se préparer à la mutation climatique » Bruno Latour, Le Monde 25 mars
[5] « Le modèle des associations gestionnaires est il terminé ? » Philippe Langevin, et “l’association de l’histoire à l’actualité” Jean-Louis Laville dans l’ECCAP[6] “Révolution du XXIème siècle ? Le commun pour sortir de la société de marché” Guy Roustang dans l’ECCAP

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