Si on leur rend rituellement hommage pour leur contribution au lien social, les associations ne sont pas vraiment prises en compte dans les débats économiques et politiques. Comprendre l’ostracisme qui s’exerce à leur égard suppose de revenir à l’histoire et en particulier à un phénomène qui a été oublié, l’associationnisme. Celui-ci, est apparu dès le début du XIXe siècle en s’appuyant sur des actions collectives menées par des citoyens se référant à un même bien commun ; autrement dit il s’agissait de mettre en œuvre un rapport social rendu possible par les principes de liberté et d’égalité, la solidarité démocratique. Toutes les formes d’auto-organisation avaient pour objectif de concrétiser les aspirations émancipatrices par les débats et les pratiques communes.
Retrouver l’associationnisme
Cet associationnisme pionnier s’est caractérisé par le fait qu’il redessine les contours des sphères politique et économique sans opérer aucune coupure entre les deux.
Dans sa perspective la sphère politique n’est pas confinée à la démocratie représentative, elle inclut le pouvoir d’élaborer des règles de la vie en société à partir de la délibération et de la décision collectives. Le domaine politique ne se réduit pas à la politique, il englobe donc l’espace public reposant sur l’action commune et le dialogue des citoyens au sujet de la cité.
Quant à la sphère économique, elle n’est pas bornée par la confusion entre économie et marché. « La dépendance manifeste de l’homme par rapport à la nature et à ses semblables pour obtenir sa subsistance” comme le dit Polanyi (2011, p. 56-58) amène à envisager l’économie dans un sens substantiel. Dans ce sens le marché coexiste avec la réciprocité qui advient par la symétrie entre groupes, la redistribution qui nécessite un pouvoir central, le partage domestique qui renvoie aux relations familiales dans le groupe de base. Il n’y a donc pas une seule mais plusieurs formes d’intégration économique ce qui permet de sortir du sophisme économiste qui assimile économie et marché.
L’invention solidaire inhérente à l’associationnisme réside dans la faculté de dépasser les tutelles traditionnelles. Avant la partition entre économie marchande et Etat social, son originalité repose sur l’imbrication entre l’exigence de libre accession à l’espace public d’une part, la mise en place d’activités économiques sur la base d’une réciprocité égalitaire d’autre part. Elle montre que la solidarité démocratique est née avant l’Etat protecteur, ce que les approches liant invention du social et intervention de l’Etat ignorent. L’associationnisme solidaire témoigne d’expériences combinant la protection et l’émancipation. Depuis l’œuvre pionnière de Thompson (1988) de nombreuses relectures de l’histoire mettent désormais en scène ces actions collectives synonymes d’extension du pouvoir d’agir dans le premier XIXe siècle, en Angleterre, en Espagne, en France (Riot-Sarcey, 2016), en Italie, au Portugal.
La réappropriation de la mémoire oubliée de l’associationnisme pionnier s’avère importante. Elle désamorce en effet l’étatisme implicite qui imprègne beaucoup d’approches de la question sociale. Mais elle ne s’arrête pas à la déconstruction des idées reçues, elle autorise une reconstruction qui rend concevable une démocratisation de l’Etat redistributif, grâce à son articulation avec une réciprocité égalitaire activée par des instances de démocratie participative. L’associationnisme foisonnant du premier XIXe siècle promeut une économie et une politique populaires à forte dimension morale, que Scott (1976) identifie également dans le monde paysan. Ses caractéristiques peuvent être résumées de la façon suivante. D’abord, en réaction contre la charité et la bienveillance, il est basé sur une acception démocratique de la solidarité qui suppose une égalité de droits entre les personnes qui s’y engagent. Axé sur l’entraide mutuelle autant que sur l’expression revendicative, il combine l’auto-organisation avec un mouvement plus large. Ensuite, il relie étroitement le recours à l’expérience sociale et l’importance d’une transformation politique ; loin de s’en remettre à la vertu d’expériences isolées, il reconnaît la nécessité de se regrouper pour peser en faveur de changements dans les institutions et les actions publiques. La redécouverte récente de ce phénomène multiforme interroge également sur la longue éclipse dont il a fait l’objet depuis le « second XIXe siècle ».
Revenir sur les raisons d’un oubli
Après 1848, date symbolique en Europe, la répression se double d’une dépréciation des pratiques populaires. L’idéologie du progrès se prévaut du marché et de la société de capitaux pour annoncer la richesse des nations et de leurs populations. En conséquence, la pauvreté n’est plus qu’un problème transitoire, l’efficacité productive du capitalisme est censée l’éradiquer à terme. Logiquement la solidarité s’en trouve redéfinie. Cantonnée à la nécessité d’endiguer le paupérisme, elle fait confiance à la sollicitude des riches pour soulager les pauvres, avant que le développement économique ne leur apporte ses bienfaits. L’horizon d’égalité s’estompe au fur et à mesure que le paternalisme réintroduit les tutelles notabiliaires limitant les secours aux plus méritants. Auparavant les sociétés philanthropiques empruntaient pêle-mêle au christianisme, à la fraternité et à « l’homme social ». Une régression s’opère et la solidarité philanthropique devient une arme contre la solidarité démocratique.
Les pouvoirs établis s’emploient à délégitimer toute référence à l’associationnisme qu’ils accusent d’irréalisme. Effrayés par l’audace populaire qui a osé une contestation des lois et des règles établies par la tradition, les conservateurs font valoir le risque qui émanerait d’un excès de démocratie, bousculant les valeurs garantes d’une sécurité procurée par les hiérarchies immuables. Quant aux libéraux, ils renvoient la parole ouvrière à l’archaïsme, arguant de sa méconnaissance de l’individu moderne et de son incompatibilité avec l’idéologie du progrès économique. Dès lors la meilleure façon de « gouverner la misère » (Procacci, 1993) est celle proposée par le patronage et le paternalisme qui deviennent indissociables d’une invalidation symbolique et d’une répression continue des formes autonomes de l’organisation ouvrière. A l’économie morale de l’associationnisme succède une entreprise de moralisation des pauvres.
Le message de l’associationnisme a été caricaturé à partir d’une distinction, aussi fallacieuse que célèbre entre le socialisme utopique qu’il aurait représenté et le socialisme scientifique qui lui aurait succédé. L’idée de socialisme naît bien dans les regroupements qu’amorcent les prolétaires confrontés à l’écart entre la reconnaissance politique qu’ils viennent d’obtenir et les contraintes économiques qu’ils continuent à subir. Mais ce socialisme originel ne peut pas être vu comme un simple balbutiement, expression immature d’un mouvement social en devenir ne prenant sens que dans une étape ultérieure. Si les mobilisations populaires du premier XIXe siècle ont été inspirées par les écrivains utopistes, elles se sont détournées de toute référence à une société réconciliée. Mis en œuvre par des ouvriers et paysans immergés dans des relations sociales conflictuelles, l’associationnisme ne prétend nullement initier un homme et un monde nouveaux. La triangulation plus modeste qu’il prône relie traditions de métier, pratiques égalitaires et actions publiques. Les appartenances professionnelles sont mobilisées pour être transférées dans un univers postulant l’égalité. Les expériences qui rejettent volontairement les discriminations permettent de formuler des demandes en faveur de changements institutionnels. Ce ne sont donc pas des égoïsmes de groupe qui se constituent mais des essais ardus de maintien des modes de vie qui cohabitent avec leur débordement par la démocratisation des actions collectives, elles-mêmes conditionnées par la teneur des lois et règlements édictés par les pouvoirs publics. La nécessité conjointe de pratiques sociales transformatrices et de nouveaux cadres législatifs est affirmée pour une transition vers une société plus juste.
En somme, l’associationnisme pionnier interpelle par la différence entre l’image dont il a été affublé et son contenu réel. Une fois débarrassé d’une lecture superficielle l’accusant de naïveté, il révèle un contenu qui n’a pas perdu son actualité. Partant de la liberté d’accès à l’espace public de tous les citoyens, il s’efforce de prolonger la démocratie politique dans la vie sociale et il va à l’encontre de la séparation entre politique et économie.
La marginalisation de l’associationnisme entérine la perte d’un ensemble de normes et d’obligations réciproques que la collectivité ouvrière défendait comme l’expression d’un mode de vie partagé et d’une fierté commune, susceptibles de relier les métiers et de promouvoir les droits humains. Ce patrimoine collectif, ancré dans la tradition mais transformé par l’implantation en son sein de finalités démocratiques, témoignait d’une volonté d’émancipation établissant des interactions entre idées, expériences et changement institutionnel. Il était d’autant plus précieux qu’il abordait de plain-pied la question de la transition vers une société plus égalitaire. Mais actions et pensées ouvrières sont attaquées, les détenteurs du pouvoir optent pour une solidarité philanthropique respectueuse de l’ordre établi et éludant toute référence politique.
Renouer avec l’associationnisme ?
Ces constats ne sont pas seulement historiques. En effet, il existe aujourd’hui un regain du fait associatif. A l’heure où nombre d’institutions (partis, syndicats, …) sont en proie à une crise, l’engagement dans les entités de la société civile connaît un essor spectaculaire. Les chiffres pour la France ne fournissent qu’un exemple parmi d’autres de cette réactualisation sensible sur tous les continents : les associations étaient 700 000 en 1990 avec 8 millions de bénévoles, elles sont 1,5 millions dans la deuxième décennie du XXIe siècle pour 22 millions de bénévoles auxquels s’ajoutent 1,8 millions de salariés.
La mise en perspective de cette émergence contemporaine avec l’associationnisme d’hier peut s’avérer pertinente pour mieux en saisir les enjeux. Toutefois, c’est loin d’être facile parce que les deux pôles du service public et de l’entreprise privée ont tellement dominé les débats du XXe siècle que la plupart des commentateurs rabattent l’association sur un désengagement étatique ou sur un déficit entrepreneurial. Les images de précarité et d’amateurisme s’impriment dans les têtes des acteurs associatifs qui intériorisent une dévalorisation culturelle comme si leur légitimité était indexée au rapprochement d’un de ces deux pôles d’attraction, Etat ou marché. Pendant la période d’expansion dite des Trente glorieuses le mimétisme s’est avant tout exercé par rapport à l’Etat transformant nombre d’associations en organisations para publiques, aujourd’hui le mimétisme concerne principalement l’entreprise privée. Il existe en particulier de nombreux cabinets de consultants qui se proposent de moderniser les associations. Dans leurs textes l’évocation de l’originalité associative se fait sous une forme édulcorée qui lui consent une place limitée dans un univers où c’est l’entreprise qui constitue le référentiel central.
Afin d’éviter ces écueils, le rapport aux institutions ne peut donc être éludé, ni dans sa nécessité, ni dans sa difficulté. Inutile de le nier, il pose problème. L’inventivité en actes se heurte à une ignorance de la part des pouvoirs publics. Si la société résiste et propose, les politiques suivies par la plupart des gouvernements sont obnubilées par l’approbation des marchés. Le drame actuel réside dans le gouffre séparant société et politiques publiques. Les initiatives citoyennes se défient de la récupération politicienne tout autant que les partis négligent les émanations de la société civile, ce qui paralyse la construction d’un rapport de forces susceptible de contrecarrer la démesure du nouveau capitalisme.
Sortir de cette méfiance mutuelle est d’autant plus important que la volonté de participation accrue des citoyens s’exprime sous une multiplicité de formes. Si celle-ci n’est pas écoutée, comme en écho aux années 1930 le risque est un tournant autoritaire émanant soit des démagogies extrémistes, soit des élitismes bien-pensants. Comme l’a établi Santos (2016), face à la quête de certitude inhérente à la modernité et qui est désormais en mesure de sous-tendre des manipulations régressives, l’antidote réside non pas dans l’atténuation de la solidarité au profit des marchés mais dans la réaffirmation du pari démocratique. Des issues réalistes se présentent dans cette optique à travers l’approfondissement de la dimension associationniste des initiatives citoyennes. Contre l’idéologie partenariale, il importe en tout cas d’assumer les vertus de la conflictualité sociale nécessaire à une démocratie vivante. Nous ne vivons pas un épuisement démocratique mais nous sommes à la croisée des chemins : soit une perte de confiance en la démocratie lourde de menaces, soit la revendication d’une forme de vie démocratique qui passe par la prise en compte d’un associationnisme réactualisé.
Cette seconde éventualité est d’autant plus pertinente que la véritable question posée par la transition écologique et solidaire est celle d’une nouvelle génération d’action publique basée sur la coopération conflictuelle entre réseaux citoyens et pouvoirs publics. Ce qui se dessine dans cette direction, par exemple à travers certaines formes de municipalisme, c’est une possibilité d’opposition concrète à un néolibéralisme profondément uniformisateur (Juan, Laville, Subirats, 2020). Aussi nécessaire que la biodiversité, c’est bien la pluralité économique et politique qui est en mesure d’entamer une construction institutionnelle redonnant l’opportunité de délibérations démocratiques sur l’avenir économique, aux antipodes du fantasme hayékien d’une constitutionnalisation de l’économie la réservant aux experts. Si le regain associationniste est perceptible, il est à confirmer pour ne pas se diluer dans la normalisation ou la marginalisation.
Jean-Louis Laville
Les hypothèses suggérées dans ce texte sont développées dans Réinventer l’association, Desclée de Brouwer, 2019
Références
Juan, M., Laville, J-L., Subirats, J., 2020, Du social business à l’économie solidaire. Critique de l’innovation sociale, Toulouse, Erès
Polanyi, K., 2011, La subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et la société, (traduit et présenté par B. Chavance), Paris, Flammarion
Procacci, G.,1998, Gouverner la misère. La question sociale en France (1789-1848), Paris, Le Seuil
Riot-Sarcey, M., 2016, Le procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, Paris, Albin Michel
Santos, B. de Sousa, 2016, Epistémologies du Sud, Paris, Desclée de Brouwer
Scott, J.C., 1976, The Moral Economy of the Peasant, New Haven and London, Yale University Press
Thompson, EP., 1988, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, Gallimard