Tous les visionnaires cités avaient une religion ou une spiritualité ou un idéal (on peut hésiter sur le choix des termes) qui leur a permis de garder le cap. Le plus éclairant est sans doute ce que dit Péguy des relations entre mystique et politique (Riquier, 2017). L’émotion qui saisit Péguy au moment de l’affaire Dreyfus était de l’ordre de la mystique qu’il a vue se dégrader en politique. Cette dégradation menace ceux qui considèrent que la justice et la vérité sont des moyens d’action valables tant que l’on n’a pas le pouvoir et qui peuvent être répudiés quand on s’en approche.
Pour Jacques Ellul, on a vu que sa critique de la technique dans notre monde moderne reposait sur l’idée qu’elle entrait en contradiction avec la liberté, l’autonomie, la responsabilité. Dans sa préface à l’anthologie, Bruno Viard pense que la position centrale que Pierre Leroux accorde à la fraternité permet de surmonter ce que peuvent avoir de stérile les oppositions liberté/égalité, droite/gauche, marché/État. La culture de la fraternité constitue dans la République le point d’insertion de la religion, telle que Leroux la conçoit, lui qui pense que l’on fait fausse route en inventant un enfer et un paradis dans l’au-delà. Selon lui, les promesses de fraternité de l’évangile ont vocation à se réaliser sur terre.
Ces questions autour de religion, de mystique ou de spiritualité ont toute leur place dans les réflexions à mener pour un autre monde possible. Il est frappant, du reste, de constater qu’elles paraissent primordiales à certains qui sont engagés activement dans la recherche d’un autre monde possible. C’est ainsi que Cyril Dion termine son Petit manuel de résistance contemporaine (2018) en soulignant, en écho à Charbonneau, qu’il n’est pas indifférent que notre corps soit soumis à tel ou tel environnement. Il écrit : « Nous avons besoin de silence » et, sollicités par un flux continu d’informations, « nous ne nous sommes que très peu tournés vers l’intérieur de nous-mêmes » (Dion, 2018, p. 134). « À la manière de l’hygiène quotidienne, de l’activité physique, cette hygiène de la conscience m’apparaît plus que jamais cruciale pour affronter les décennies à venir et trouver la ressource de penser « en dehors de la boîte » » (ibid., p. 136), c’est-àdire en dehors de nos repères habituels et de nos conditionnements.
Quant à Raphaël Glucksmann, il affirme : « En remplaçant la quête du bien par celle du bien-être, nous affaiblissons la République. » Socrate nous dit dans le Phédon que philosopher, c’est s’exercer à la mort. « Réapprendre à mourir à soi-même est la condition sine qua non d’une sortie de la société de solitude. » « Pareille ascèse ouvre la possibilité d’une quête commune, d’une délibération collective sur les fondements de la cité » (Glucksmann, 2018, p. 130). Et André Lévy écrit, dans la présentation de son livre récemment paru, En quête de sens. Voies de la connaissance (2018) : « En ce siècle d’incertitudes croissantes, la question du sens revêt une particulière acuité. Qui sommes-nous ? Que devons-nous faire pour répondre à notre devoir d’homme libre parmi les hommes ? […] Tout comme le sens, la connaissance ne se donne pas, elle se construit. Elle est une astreinte, une exigence, une tension permanente et ne s’éprouve que partagée. »
L’école aurait à jouer un rôle central pour la venue d’une autre société. Paul Ricoeur déplorait que son rôle soit « très aseptisé : on ne parlera pas à l’école de religion, sauf très marginalement à travers la littérature ou l’histoire, etc. L’école est un foyer de totale neutralisation des convictions. On ne doit pas s’étonner de trouver comme résultat une société sans conviction, sans dynamisme propre qui va tout demander à l’État » (Ricoeur, 1991). Plus récemment, Alain Bentolila, dans son livre L’école contre la barbarie (2017), propose un dernier chapitre intitulé « L’école doit réconcilier laïcité et spiritualité ». Il considère que l’étude des récits qui, de Zeus à Yahvé, à Jésus ou Allah se répondent les uns aux autres pourra participer à l’élévation spirituelle ouverte et tolérante de nos élèves. « Aucun texte, fût-il sacré, n’échappera au questionnement et à l’interprétation des élèves. Bien au contraire, ils les soumettront à leur compréhension. » La dernière phrase de ce chapitre est la suivante : « Si l’école renonçait à donner un sens laïc à la spiritualité elle laisserait s’avancer, de plus en plus nombreux, cachés sous le masque du sacré, recruteurs et marchands de mort » (Bentolila, 2017, p. 195).
Guy Roustang. Extrait de : Nouvelle Revue de psychosociologie 2019/2
Visionnaires et imaginaire social : pour un autre avenir
François Ruffin. Mon rôle est spirituel.
Après la parution de cet article dans la NRP, Guy Roustang a lu le livre de François Ruffin : « Il est où le bonheur » Editions Les liens qui libèrent. 2019. Petit livre qui mérite d’être lu en entier. Les extraits suivants nous semblent bienvenus dans la rubrique Spiritualité, mais bien d’autres passages du livre mériteraient aussi de figurer dans cette rubrique.
En exergue du livre dont F.Ruffin nous dit que ce n’est que l’ébauche d’un livre plus important qu’il préparait, il a mis deux textes. Le premier de Bartolomé de Las Casas dans la controverse de Valladolid. « Depuis les tout premiers contacts, les Espagnols n’ont paru animés et poussés que par la soif de l’or. C’est tout ce qu’ils réclament : de l’or, de l’or, de l’or. Au point qu’en certains endroits, les habitants des terres nouvelles disaient : Mais qu’est-ce qu’ils en font de tout cet or ? Ils doivent le manger. Tout est soumis à l’or, tout. » Le second d’Hannah Arendt in « Nous autres réfugiés » « Cet optimise forcené, voisin du désespoir ».
Page 163. « Partout les syndicalistes blâment le « manque de moyens ». Derrière ces discours, j’entends un au-delà, ou un en-deçà, qui se murmure, qui s’esquisse. Encore plus que les moyens, quelle est la « fin » ? Le pire, peut-être, c’est le « manque de fin », le manque de sens. Quelle reconnaissance ? Quelle est notre place dans ce système ?
Même, ou surtout, chez les Gilets jaunes
[1]. Certes il y avait la taxe gasoil. La TVA à 0%, l’impôt de solidarité sur la fortune, les milliards du CICE, certes, il y a la peine à vivre, à payer son mazout, ses factures…Certes. Mais à chaque rond-point traversé, chez tous ces hommes et ces femmes, j’ai toujours ressenti une quête souterraine. Une quête allons-y métaphysique. Que faisons-nous ensemble ?… Ceux qui confusément, espèrent un au-delà de l’iPhone 7… »
Page 164. « J’assume désormais.
J’assume l’au-delà.
Quel est ma mission aujourd’hui ? Disons-le mon rôle est spirituel.
Je vais partout répétant : « Mon adversaire, c’est la finance, mais c’est surtout l’indifférence. » Et même parodiant Jean-Paul II : « N’ayons plus peur. » Je m’efforce de ranimer les cœurs, sans pouvoir budgétaire ni ministère. Seulement le verbe. « Au commencement était le verbe », et au commencement de notre combat contre la résignation, également, il y a le verbe. Je m’efforce à cela : avoir une parole libérée et qui libère. Quand ai-je gagné, sinon la guerre, du moins une bataille ? Quand une dame, comme ce matin, me glisse : « ça nous fait du bien, comme un bol d’air. Vous nous faîtes respirer. »
…Et s’adressant aux jeunes, F.Ruffin écrit : « Mais vous n’êtes pas les comptables d’un monde qui meurt. Vous êtes les prophètes d’un monde qui vient ». Ne laissez pas l’écologie aux « moyens » et aux « techniciens ». N’abandonnez pas la « fin », le sens, le bonheur. Délivrez l’espérance en vous pour délivrer alentour, à tous ces hommes, à toutes ces femmes, en rouge, en jaune, en vert, qui crèvent de ne plus espérer. »
[1]Voici ce que nous dit un ami Eric Prédine
. En Dordogne le mouvement des gilets jaunes a été celui des petites gens. Les ronds-points étaient des lieux d’abord de rencontres, puis d’échanges et de conscientisation politique. Le phénomène de médiatisation des violences urbaines a estompé nettement cette mobilisation. En effet le gros des troupes de gilets jaunes, avec beaucoup de femmes, ne s’identifie pas du tout à la notion d’émeutier. Aujourd’hui encore, le moindre drapeau jaune à un carrefour provoque des manifestations de soutien.
J’ai fréquenté deux fois un tel rassemblement. J’ai été témoin de conversations étonnantes qui ont brisé beaucoup de mes préjugés sur le glissement populaire vers le rassemblement national. En fin de compte les préoccupations sociales se mêlent étroitement avec celles écologiques. J’en conclue que la radicalité fascisante n’est pas inéluctable (bien que profondément inquiétante même dans nos villages périgourdins). Elle est, j’en suis convaincue, le résultat de plusieurs décennies de politique “c’est comme cela, on ne peut rien changer, soyez raisonnable et faite confiance à l’élite libérale”.
Chaque éclairage qui démontre qu’un changement de politique est possible sans passer par la violence donne un véritable espoir