

Nous avons eu le plaisir de recevoir, en commentaire de notre lettre d’information N°= 17, un message d’Edgar Morin. Il nous rappelle sa contribution à la recherche d’une autre voie, notamment dans Politique de civilisation, et Terre Patrie, et nous invite à utiliser son travail dans notre encyclopédie, qui, écrit-il « correspond totalement à ce que je pense ». Il nous rappelle aussi la nécessité de « penser autrement » évoquant ses apports en la matière, notamment dans « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur ». [1] Ce livre a été rédigé à la demande de l’UNESCO, et a été soumis à de nombreuses personnalités universitaires ou fonctionnaires internationaux « de l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Sud » dont une vingtaine sont cités nommément. E.Morin écrit dans l’Avant-Propos : « Nelson Vallejo-Gomez a été chargé par l’Unesco de retenir et d’intégrer leurs commentaires et propositions, et il a formulé ses propres apports. Le texte ainsi remanié a été agréé par moi-même »
Ce petit livre d’E.Morin cité parmi bien d’autres est une ouverture vers le monde. Bien sûr, la très française ECCAP n’oublie pas que «L’universalisme fait partie de l’identité française » pour reprendre le titre de l’un de nos articles.
Maurice Merchier, pour assurer Edgar Morin de l’importance que sa pensée a pour nous, et de l’influence qu’elle a sur de très nombreux passeurs de savoir, évoque ici son itinéraire personnel, et montre comment Edgar Morin y a exercé une influence déterminante.
Guy Roustang
Sur la voie d’Edgar Morin
1981. Les socialistes s’installent au pouvoir en France ; cela exacerbe l’enthousiasme de l’enseignant encore relativement jeune, que j’étais alors, et qui venait d’être nommé professeur de Sciences Sociales en classes préparatoires. Ayant à cœur d’être un peu moins indigne de cette nouvelle fonction, je ressentis alors l’urgence de combler quelques-unes de mes nombreuses lacunes.Or, 1981, c’est aussi la date de parution d’un livre d’Edgar Morin « Pour sortir du XXème siècle ». Il répondait à merveille à ma quête d’un maximum d’ouvertures condensé en un nombre raisonnable de pages. C’est tout un paysage intellectuel nouveau que je découvrais grâce à cet ouvrage, en même temps qu’un grand nombre d’auteurs dont à l’époque j’ignorais parfois jusqu’à l’existence. Il me donnait surtout un modèle de raisonnement, et me faisait prendre conscience de toutes sortes d’exigences nécessaires pour mieux comprendre le monde. Dès le premier chapitre de ce livre, une simple anecdote (et bien-sûr le traitement qui en est fait) m’ouvrait comme un nouvel horizon et me marquait à tel point que je l’ai adoptée, et en use encore parfois dans mes prestations de retraité actif, 38 ans après.En voici le résumé : Un motoriste est renversé par une automobile. Edgar Morin raconte qu’il en a été le témoin, qu’il a aidé la victime avec l’intention de témoigner en sa faveur, avant qu’il ne lui soit démontré que c’est au contraire lui, le motoriste, qui est responsable de l’accident, étant passé au feu rouge. Cela fournit l’illustration de l’idée développée ensuite, celle de « la composante hallucinatoire de la perception ». L’émotion met la raison en échec ; le fait se déforme alors et se plie aux attentes mentales de l’observateur, désirant y voir « le gros contre le petit », le premier étant tenu comme forcément responsable….
Ce chapitre fut comme un déclic ; si vraiment nos perceptions « concrètes » peuvent ainsi être biaisées par notre vision du monde, qu’en est-il de nos idées, de nos convictions, de nos connaissances dans le sens le plus large ? Ainsi était tracée la voie sur laquelle je m’engageais résolument : celle de la construction lente d’une pensée (modeste, et jamais totalement achevée) se mettant en permanence en garde contre elle-même, et s’efforçant de tenir compte des recommandations de la méthode. Cette voie serpentait entre des cimes, celles qu’Edgar Morin fut souvent le premier à me faire apercevoir dans ce livre, puis dans d’autres : Kuhn et sa théorie des révolutions scientifiques, Lakatos, Feyerabend et son anarchisme épistémologique, Castoriadis et son institution imaginaire de la société, Thom et sa théorie des catastrophes, etc…
Cette voie était aussi balisée par les argumentaires dénonçant la clôture sur elles-mêmes des disciplines universitaires traditionnelles, et en appelant à la transdisciplinarité, ou à l’interdisciplinarité, blindant ainsi des convictions employées un peu plus tard à participer à la défense d’une certaine conception des Sciences Economiques et Sociales en lycée, et des Sciences Sociales en classes préparatoires.
Bien d’autres aspects de l’œuvre d’Edgar Morin ont ainsi tracé l’itinéraire sur lequel s’est construite la pensée du professeur qui écrit ces lignes, qui elle-même, du moins je l’espère, a pu – au moins partiellement – servir de repère aux jeunes esprits en formation ayant traversé ses classes. Il ne fait aucun doute que bien d’autres parcours intellectuels ont été marqués de la même façon.
Aujourd’hui, les catastrophes vers lesquelles s’achemine l’humanité, et dont l’avant-propos de l’ECCAP fait un bref inventaire, conduisent à un pessimisme lourd, rendant crédible une approche collapsologique. C’est précisément ce à quoi répond la voie, cette fois tracée dans le livre d’Edgar Morin paru en 2011 qui porte ce nom. On y trouve en deuxième partie, un chapitre sur la réforme de la pensée, et un autre sur la réforme de l’éducation. Il y aborde, encore et toujours, la question de la crise de la connaissance, constatant que – faute de cette (vraie) réforme – notre système éducatif produit surtout de l’ignorance, notre mode de pensée restant mutilé par le réductionnisme, le binarisme, le manichéisme, et une conception tronquée de la causalité, …
Rien d’étonnant, de ce fait, à la dévalorisation de la notion même de vérité, submergée par les fake news, et dominée par le débridement généralisé des émotions, exacerbées par la logique des médias, et de la communication à l’ère numérique. La composante hallucinatoire, loin d’être cantonnée à la perception, a au contraire rompu toutes les digues, et a contaminé de larges sphères de la pensée de beaucoup de nos contemporains, au point de devenir une sorte de norme valorisée ; elle gangrène de ce fait une bonne partie du débat public.
Nous ne nous sortirons des terribles défis du temps qu’en commençant par opérer cette réforme de la pensée, passant de façon incontournable par l’école, par la politique culturelle, et par la mise en cause des mécanismes sociaux de la formation des opinions. Cela fait aussi partie des objectifs de notre encyclopédie du changement de cap. La pensée d’Edgar Morin nous y aide.
Maurice Merchier
[1] Edgar Morin. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur. Points-Essais, Ed du Seuil