

les inégalités
La dénonciation des inégalités est un des sujets les plus sensibles, constamment au centre des revendications des gilets jaunes, et souvent abordé lors du grand débat qui vient de s’achever. Ce thème suscite une indignation quasi mécanique, et parler d’inégalités scandaleuses relève pratiquement du pléonasme. Pour les Français, « Huit personnes sur dix considèrent que la société française est plutôt injuste, que les inégalités ont plutôt augmenté au cours des cinq dernières années et que cela va continuer à être le cas à l’avenir»[1].Peut-on douter qu’un sentiment collectif d’une telle force soit justifié ? Assurément pas ; pourtant, il faut prendre le soin de distinguer de la réalité le ressenti de la population, et saisir de façon précise les faits qui expliquent ce sentiment pour en comprendre exactement la signification.
En effet, s’il y a eu depuis dix ans dans notre pays un léger élargissement des revenus, c’est avant prélèvements sociaux, impôts et versements des prestations sociales, vaste mouvement de transferts qui réduisent considérablement les écarts. Avant redistribution, l’écart entre les 10% les plus aisés et les 10% les moins aisés en 2017 est ramené de 22,4 à 5,6, et de 8,4 à 3,9 pour l’écart entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres[2]. L’Etat-Providence réduit considérablement les inégalités, et ces écarts changent peu dans le temps.
Ce qui fonde l’indignation, c’est l’indécente envolée depuis quelques décennies des revenus d’une infime minorité de la population ; ceux des 0,01% (6000 personnes), ou même des 0,001%, c’est-à-dire les célébrités du sport, de l’art, du luxe, et les patrons du CAC 40 ; indignation renforcée par le comportement assumé de beaucoup de ces personnes, (dépenses pharaoniques, évasion fiscale, etc), dont l’ancien patron de Renault a offert un exemple typique. De tels agissements nourrissent de façon convaincante l’idée répandue d’une sécession des riches, à ceci près que, dans un certain sens,elle est fausse ! Car ils ne sont pas retranchés sur quelque planète lointaine, mais bien présents parmi tous ! Il n’y a qu’un seul monde (le « village global » de Mac Luhan), qui est celui des médias de masse, de la communication numérique, des réseaux, et de la mise en spectacle de l’ego ; c’est dans ce monde que sévissent ces privilégiés, et qu’ils nous assènent leur luxe et leurs frasques en spectacle. I
l est frappant que la récente compétition des grandes fortunes du pays pour financer la restauration de Notre-Dame a été complaisamment livrée aux médias (les dons auraient pu être discrets, sinon secrets), et à été l’objet d’un déluge de tweets. Le pouvoir de les rendre visibles multiplie les effets délétères des inégalités sur le corps social. Peut-on sérieusement penser que cette quête insatiable d’une richesse toujours croissante, alors qu’elle atteint des niveaux déjà ahurissants, a pour but d’améliorer le bien être ou de satisfaire des besoins réels de ses bénéficiaires? A l’évidence, ces gens-là sont saisis par l’hubris, c’est-à-dire qu’ils cherchent à assouvir un fantasme de toute puissance, à sortir de la condition humaine, devenir l’égal des dieux…et l’on sait que dans tout récit, il n’y a pas de dieux sans combats des dieux.Ils ont avant tout la fureur de vaincre, d’écraser, d’écœurer leurs contemporains, pour leur signifier cette toute puissance ; de les tuer symboliquement, en quelque sorte[3]. En ce sens, cette indignation (mêlée de fascination) de leurs contemporains, ils la recherchent, ils la provoquent, ils s’en nourrissent.
Cela éclaire de façon différente la véhémence de l’indignation générale de la population devant les inégalités. Car c’est bien à ce jeu de recherche de la richesse individuelle que nous sommes conviés. Et c’est bien à ce jeu que s’adonnent les gilets jaunes, à quel niveau que ce soit ; c’est dans un tel cadre que leurs revendications se justifient. Notre Président, lors de sa campagne affirmait qu’il serait bon que nos jeunes souhaitent devenir milliardaires. Tout, dans notre société, la publicité, la stratégie des marques, les séries télévisées, les comportements des animateurs médiatiques, etc, nous incite à surconsommer, et à céder à l’injonction d’acquérir des gadgets de haute technologie qui ne répondent à aucun véritable besoin, en liant le niveau et le genre de dépenses à l’affirmation de son identité. A ce jeu, la quasi-totalité des êtres humains est forcément perdante. Il en résulte un ressentiment très vif envers les riches : « On les jalouse, on les envie, surtout on ne les aime pas. » affirme l’historien Rainer Zitelman[4], et ce ressentiment ruisselle (bien mieux que la richesse !) sur l’ensemble des personnes qui réussissent mieux que soi. Il est significatif que toutes les catégories sociales estiment qu’elles devraient gagner beaucoup plus que ce qu’elles gagnent[5] (voir graphique 11 ci-dessus). La dénonciation des inégalités ne découle pas – pour la plupart – d’une vertueuse aspiration à une société juste ; c’est du côté des théories de la frustration relative qu’il faut se tourner pour élucider finement les mécanismes psychologiques qui engendrent cette violence dans les rapports sociaux.
Si cette interprétation n’est pas erronée, elle fournit aussi les coordonnées du changement de cap. En plus d’une action politique volontariste et énergique pour limiter les inégalités et entraver la constitution de ces fortunes scandaleuses, et au-delà d’elle, dans un horizon plus long, il faut désamorcer cette compétition mortifère, en transformant peu à peu la culture dominante, par l’éducation, et par une maîtrise des médias et de la communication, en empêchant leur accaparement par les mêmes forces qui ont intérêt à cette frénésie généralisée de l’enrichissement personnel. L’envie n’a de sens que si l’envieux « prend » dans le système de motivation du gagnant. Imaginez le vainqueur d’un marathon courant seul, parce que les autres s’en foutent… de « gagnant » il devient ridicule… il n’en tire plus aucune gloire. Le jour où une grande partie de la population aura compris que les comportements de nos super-riches sont au fond ridicules, parce que les biens les plus désirables ne sont pas les biens économiques, la victoire aura changé de camp, et toute la dynamique sociale en sera bouleversée.
En effet, s’il y a eu depuis dix ans dans notre pays un léger élargissement des revenus, c’est avant prélèvements sociaux, impôts et versements des prestations sociales, vaste mouvement de transferts qui réduisent considérablement les écarts. Avant redistribution, l’écart entre les 10% les plus aisés et les 10% les moins aisés en 2017 est ramené de 22,4 à 5,6, et de 8,4 à 3,9 pour l’écart entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres[2]. L’Etat-Providence réduit considérablement les inégalités, et ces écarts changent peu dans le temps.
Ce qui fonde l’indignation, c’est l’indécente envolée depuis quelques décennies des revenus d’une infime minorité de la population ; ceux des 0,01% (6000 personnes), ou même des 0,001%, c’est-à-dire les célébrités du sport, de l’art, du luxe, et les patrons du CAC 40 ; indignation renforcée par le comportement assumé de beaucoup de ces personnes, (dépenses pharaoniques, évasion fiscale, etc), dont l’ancien patron de Renault a offert un exemple typique. De tels agissements nourrissent de façon convaincante l’idée répandue d’une sécession des riches, à ceci près que, dans un certain sens,elle est fausse ! Car ils ne sont pas retranchés sur quelque planète lointaine, mais bien présents parmi tous ! Il n’y a qu’un seul monde (le « village global » de Mac Luhan), qui est celui des médias de masse, de la communication numérique, des réseaux, et de la mise en spectacle de l’ego ; c’est dans ce monde que sévissent ces privilégiés, et qu’ils nous assènent leur luxe et leurs frasques en spectacle. I
l est frappant que la récente compétition des grandes fortunes du pays pour financer la restauration de Notre-Dame a été complaisamment livrée aux médias (les dons auraient pu être discrets, sinon secrets), et à été l’objet d’un déluge de tweets. Le pouvoir de les rendre visibles multiplie les effets délétères des inégalités sur le corps social. Peut-on sérieusement penser que cette quête insatiable d’une richesse toujours croissante, alors qu’elle atteint des niveaux déjà ahurissants, a pour but d’améliorer le bien être ou de satisfaire des besoins réels de ses bénéficiaires? A l’évidence, ces gens-là sont saisis par l’hubris, c’est-à-dire qu’ils cherchent à assouvir un fantasme de toute puissance, à sortir de la condition humaine, devenir l’égal des dieux…et l’on sait que dans tout récit, il n’y a pas de dieux sans combats des dieux.Ils ont avant tout la fureur de vaincre, d’écraser, d’écœurer leurs contemporains, pour leur signifier cette toute puissance ; de les tuer symboliquement, en quelque sorte[3]. En ce sens, cette indignation (mêlée de fascination) de leurs contemporains, ils la recherchent, ils la provoquent, ils s’en nourrissent.
Cela éclaire de façon différente la véhémence de l’indignation générale de la population devant les inégalités. Car c’est bien à ce jeu de recherche de la richesse individuelle que nous sommes conviés. Et c’est bien à ce jeu que s’adonnent les gilets jaunes, à quel niveau que ce soit ; c’est dans un tel cadre que leurs revendications se justifient. Notre Président, lors de sa campagne affirmait qu’il serait bon que nos jeunes souhaitent devenir milliardaires. Tout, dans notre société, la publicité, la stratégie des marques, les séries télévisées, les comportements des animateurs médiatiques, etc, nous incite à surconsommer, et à céder à l’injonction d’acquérir des gadgets de haute technologie qui ne répondent à aucun véritable besoin, en liant le niveau et le genre de dépenses à l’affirmation de son identité. A ce jeu, la quasi-totalité des êtres humains est forcément perdante. Il en résulte un ressentiment très vif envers les riches : « On les jalouse, on les envie, surtout on ne les aime pas. » affirme l’historien Rainer Zitelman[4], et ce ressentiment ruisselle (bien mieux que la richesse !) sur l’ensemble des personnes qui réussissent mieux que soi. Il est significatif que toutes les catégories sociales estiment qu’elles devraient gagner beaucoup plus que ce qu’elles gagnent[5] (voir graphique 11 ci-dessus). La dénonciation des inégalités ne découle pas – pour la plupart – d’une vertueuse aspiration à une société juste ; c’est du côté des théories de la frustration relative qu’il faut se tourner pour élucider finement les mécanismes psychologiques qui engendrent cette violence dans les rapports sociaux.
Si cette interprétation n’est pas erronée, elle fournit aussi les coordonnées du changement de cap. En plus d’une action politique volontariste et énergique pour limiter les inégalités et entraver la constitution de ces fortunes scandaleuses, et au-delà d’elle, dans un horizon plus long, il faut désamorcer cette compétition mortifère, en transformant peu à peu la culture dominante, par l’éducation, et par une maîtrise des médias et de la communication, en empêchant leur accaparement par les mêmes forces qui ont intérêt à cette frénésie généralisée de l’enrichissement personnel. L’envie n’a de sens que si l’envieux « prend » dans le système de motivation du gagnant. Imaginez le vainqueur d’un marathon courant seul, parce que les autres s’en foutent… de « gagnant » il devient ridicule… il n’en tire plus aucune gloire. Le jour où une grande partie de la population aura compris que les comportements de nos super-riches sont au fond ridicules, parce que les biens les plus désirables ne sont pas les biens économiques, la victoire aura changé de camp, et toute la dynamique sociale en sera bouleversée.
Maurice Merchier
[1] Baromètre d’opinion 2018 de la DREES n°=35 avril 2019
[2] Portrait social 2018 de la France[
3] Voir Maurice Merchier « la violence du luxe » dans l’eccap
[4] Pascale Krémer et Eric Collier, Le Monde du 19 avril 2019
[5] Baromètre d’opinion de la DREES .

Tanguy le retour[i]
Si cette image des retraités heureux est sollicitée dans ce film, c’est qu’elle recoupe une vision fort répandue dans toutes les strates de la société, et qui font que des comportements hostiles et agressifs sont de plus en plus fréquents dans la vie quotidienne vis-à-vis des personnes âgées. En plus, cette tendance est implicitement confortée par nos gouvernants. Le Président comme le premier ministre ont exprimé la nécessité de transférer du pouvoir d’achat vers les actifs, au nom de l’impératif de compétitivité, conformément au système de valeur néolibéral. Il en résulte une volonté politique de rogner de toutes les façons leur niveau de vie. Le choix de favoriser « ceux qui travaillent » a encore été exprimé lors de la conférence de presse du jeudi 25 avril. Cela contribue à encourager globalement une sorte de férocité qui progresse vis-à-vis des anciens.
Tout cela n’est sans doute pas pour rien dans le sentiment croissant d’appartenance générationnelle, comme le montre le graphique suivant.La force de cette image des retraités privilégiés est un signe de la crise de la solidarité que connaissent nos sociétés, de l’absence flagrante d’empathie sociale dans la psychologie dominante du libéralisme numérique contemporain, relayée par les médias et par nos gouvernants. Car il faut être aveugle aux autres (et ne jamais avoir écouté la chanson « les vieux » de Jacques Brel) pour ne pas savoir que très vite après, ou parfois avec la retraite vient la vieillesse, et son lot incontournable de difficultés, de petites misères, puis de grandes souffrances, les forces qui déclinent, les problèmes de santé (les défaillances de la prostate sont dans le film censées faire rire), le nombre d’activités qui se réduit, les multiples renoncements ; et surtout les proches, famille ou amis « qui s’éteignent comme des brindilles » ainsi que le chante Michel Jonasz, créant un cercle de vide autour de soi qui se resserre peu à peu, avant de nous aspirer vers le grand trou noir, ou je ne sais quel au-delà…T
elle est l’entrée dans la dernière phase de l’existence, qui est celle parfois d’une grande détresse, d’une grande tristesse toujours. En admettant, ce qui est par ailleurs discutable, que les retraités soient chez nous financièrement légèrement privilégiés, on pourrait attendre d’une société digne de ce nom que plutôt que de s’en indigner, elle assume le soin qu’elle se doit d’apporter à ses aînés.
Les retraités sont-ils des privilégiés ?
L’on rit très peu, en voyant ce film. Or, une caricature ratée dévoile la méchanceté qui l’inspire en se démunissant du prétexte de l’humour. Ce qui se révèle en l’occurrence, c’est l’image stéréotypée des retraités heureux. On y voit un couple de ces privilégiés nantis, mais toujours âpres au gain (les chambres du dessus sont aménagées en appartement pour être louées), libérés des contraintes ordinaires de la vie de travail, hédonistes assumés, accros aux séries télévisées, avides de golf, d’amis persifleurs, de restaurants renommés, de fêtes arrosées, (tiens, on a oublié les voyages…) ; un couple fermé à l’hospitalité, d’égoïstes accomplis incapables de supporter durablement sous leur toit leur fils et sa fille. Pour s’en débarrasser, comme dans le numéro un de Tanguy, ils appliquent le même genre de dispositifs de nuisance qu’Etienne Chatiliez avait imaginés il y a presque trente ans pour le personnage de Tatie Danielle, qui est promu au rang de modèle pour l’ensemble des retraités.Si cette image des retraités heureux est sollicitée dans ce film, c’est qu’elle recoupe une vision fort répandue dans toutes les strates de la société, et qui font que des comportements hostiles et agressifs sont de plus en plus fréquents dans la vie quotidienne vis-à-vis des personnes âgées. En plus, cette tendance est implicitement confortée par nos gouvernants. Le Président comme le premier ministre ont exprimé la nécessité de transférer du pouvoir d’achat vers les actifs, au nom de l’impératif de compétitivité, conformément au système de valeur néolibéral. Il en résulte une volonté politique de rogner de toutes les façons leur niveau de vie. Le choix de favoriser « ceux qui travaillent » a encore été exprimé lors de la conférence de presse du jeudi 25 avril. Cela contribue à encourager globalement une sorte de férocité qui progresse vis-à-vis des anciens.
Tout cela n’est sans doute pas pour rien dans le sentiment croissant d’appartenance générationnelle, comme le montre le graphique suivant.La force de cette image des retraités privilégiés est un signe de la crise de la solidarité que connaissent nos sociétés, de l’absence flagrante d’empathie sociale dans la psychologie dominante du libéralisme numérique contemporain, relayée par les médias et par nos gouvernants. Car il faut être aveugle aux autres (et ne jamais avoir écouté la chanson « les vieux » de Jacques Brel) pour ne pas savoir que très vite après, ou parfois avec la retraite vient la vieillesse, et son lot incontournable de difficultés, de petites misères, puis de grandes souffrances, les forces qui déclinent, les problèmes de santé (les défaillances de la prostate sont dans le film censées faire rire), le nombre d’activités qui se réduit, les multiples renoncements ; et surtout les proches, famille ou amis « qui s’éteignent comme des brindilles » ainsi que le chante Michel Jonasz, créant un cercle de vide autour de soi qui se resserre peu à peu, avant de nous aspirer vers le grand trou noir, ou je ne sais quel au-delà…T
elle est l’entrée dans la dernière phase de l’existence, qui est celle parfois d’une grande détresse, d’une grande tristesse toujours. En admettant, ce qui est par ailleurs discutable, que les retraités soient chez nous financièrement légèrement privilégiés, on pourrait attendre d’une société digne de ce nom que plutôt que de s’en indigner, elle assume le soin qu’elle se doit d’apporter à ses aînés.
MM
[i] Film d’Etienne Chatiliez sorti le 10 avril 2019
