Le mythe du grand soir


L’appât du gain et du pouvoir sont des motivations puissantes, sous-jacentes, qui ont permis de tenir la très longue durée. Mais nul doute que les désirs de justice, d’équité et de coopération auront autant d’endurance pour permettre de créer d’autres mondes possibles. Cependant pour cela, il nous faudra donc savoir tirer les leçons de l’histoire. En rêvant de faire advenir en un Grand Soir des sociétés qui n’avaient jamais existé auparavant, juste par la force du nombre, la valeur de leurs idéaux et la conquête du pouvoir, nos illustres camarades du XIXe, aveuglés par leur enthousiasme et leur (juste) colère, n’ont pas su percevoir cette nécessaire alliance du temps et du faire (nous parlerons, dans la deuxième partie, d’expérimentation). Ce qu’André Gorz formulait ainsi, en 1979 déjà : «On a toujours imaginé la révolution comme un bouleversement instantané où une société est détruite et une autre mise à sa place. Nous savons que ce n’est jamais comme ça que ça se passe. S’il y a un processus révolutionnaire brusque, la société mise en place portera en elle beaucoup des perversions de celle qu’elle a remplacée. Si la destruction des pouvoirs de domination ne se fait pas dans la société qui est destinée à mourir, celle qui la remplacera après destruction violente de cette société-ci, ne vaudra pas mieux »(1). Au-delà de cette nécessité de concrétiser les idées, de cette nécessité de l’agir à laquelle fait donc référence André Gorz, il suggère également l’incontournable besoin de temps. L’abandon de la quête du Grand Soir a pour corolaire la prise en compte du temps, l’impossibilité de l’impatience. Dans son ouvrage sur l’autogestion, de la même époque, Pierre Rosanvallon abordait cette question du temps et il pointait la lecture linéaire qui en était faite dans les pensées révolutionnaires « classiques ». Toutes ces approches politiques s’articulent autour d’un avant et d’un après de la révolution, « tout devient centré sur l’acte qui instaure le passage d’un moment à l’autre : la prise du pouvoir »(2). Pointant le caractère épuisant de l’attente que suppose ce type de « mythe libérateur », il continuait avec cette phrase qui peut surprendre au premier abord : « L’autogestion ne peut se concevoir comme pratique révolutionnaire que parce qu’elle efface et repousse l’image de la société idéale », et de ce fait « se conçoit sans finalité achevée, au sens de fin historique et de perfection essentielle »(3). Et c’est bien le sens de notre argumentation précédente. L’abandon du désir de maîtriser les finalités, par la pensée abstraite du monde-qui-devrait-être, nous amène à nous réapproprier un présent qui seul compte en réalité. Dans un entretien de 2005, A. Gorz, disait cela en ces termes : « Il faut changer la culture ; il faut changer la vision des choses. Ce n’est pas la prise de pouvoir qui compte, c’est l’invention de modes de vie, de modes de penser post-capitalistes. Ensuite, on verra s’ils prennent ! Mais il faut faire des expériences qui leur permettent de devenir exemplaires et attirants » (4).
Mais avant de prolonger ces idées dans leurs déclinaisons pratiques, il convient à présent d’approfondir cette question de la nécessité du temps pour les processus révolutionnaires. Et cette réflexion passe par la prise en considération d’un grand oublié des pensées contestataires radicales, si promptes à dénoncer le système. Cet oublié, c’est l’homme.

La problématique capitaliste a aussi une dimension psychologique

Il est facile d’identifier avec un sentiment de certitude le capitalisme comme la source de tous les maux, l’ennemi évident et incontesté des peuples. Et d’en déduire de fait une multitude d’allégations sur la responsabilité du système. Et cet ennemi de se trouver ainsi comme personnifié, surplombant, omnipotent. Finalement d’autant plus puissant qu’invisible, partout et nulle part à la fois. Mais l’analyse d’un système est une chose éminemment complexe, surtout quand ce système est celui à présent d’une grande majorité des sociétés humaines. On sait qu’un tout est plus que la somme de ses parties (aucune des parties d’un être humain prise séparément n’est capable d’écrire un poème, par exemple) et par conséquent, le monde humain présente donc des propriétés, des caractéristiques, des modes de fonctionnements qui dépassent ceux des individus pris isolément. Néanmoins, à la différence des cellules ou des organes d’un corps d’homme, les humains du monde ont un mode d’association et de participation à l’ensemble, au système qu’ils constituent, en partie conscient et volontaire. Cette énorme différence nous autorise à penser que si l’humain n’est pas l’unique clef de création ou de résolution des problématiques du monde, il en est néanmoins une des principales. C’est en tout cas notre hypothèse. Il semble par conséquent légitime de se dire qu’il faut avant tout des capitalistes pour construire un capitalisme. D’où émerge naturellement une première question que nous pourrions nous poser…

Mais qui sont donc les capitalistes?

Qui peut-on donc accuser pour tous ces maux socio-économiques et écologiques dévastateurs de notre époque ? Les grands patrons, qui planent en parapentes dorés ? Les petits patrons, qui prennent des risques et s’estiment par conséquent légitimes à encaisser des bénéfices ? Les actionnaires majoritaires et leurs 15% d’exigences de rentabilité, qui sont à présent, en réalité, les vrais patrons des grandes entreprises ? Les petits porteurs, qui, habilement conseillés, placent leurs économies sans se poser trop de questions ? Les goldens boys de la finance qui flambent et font flamber ? Les banquiers qui, tout en n’oubliant pas leurs propres intérêts, font aussi « fructifier » l’argent pour satisfaire les petits épargnants ? Les cadres qui appliquent, tout en les subissant, les politiques des « patrons » ? Les dirigeants politiques, qui approuvent, se sont convertis ou ont capitulé ? Les salarié(e)s, qui acceptent que la, plus-value créée par leur travail serve à offrir à quelques uns des profits plus ou moins faramineux ? Les chômeurs qui s’approprient la honte et le manque comme si leur valeur d’êtres humains résidait dans leur situation professionnelle ? Nous autres consommateurs, qui faisons généralement tourner la grande machine qui écrase d’autres hommes, et nous à l’occasion ? Nous autres citoyens qui acceptons de ne pas pouvoir révoquer ceux que leurs promesses n’engageaient pas ? Les centaines de millions d’humains qui ont envie d’être divertis, ou mieux, d’être riches ? Les milliards d’autres humains qui ont envie d’avoir un portable, une télé, une bagnole, un pavillon et un jardinet ?
Alors, qui faudrait-il donc pointer du doigt parmi nous ? Il serait d’ailleurs plus rapide de se demander qui l’on pourrait ne pas pointer du doigt… En réalité, il semblerait bien abusif d’isoler certaines catégories de coupables et d’en innocenter d’autres… D’autant qu’on sait depuis La Boétie, comme cela a été évoqué précédemment, que pour qu’il y ait un dominant, il faut un ensemble de dominés qui se satisfassent de cette domination… Nous avons donc pour commencer un problème de coupables. Mais il ne s’agit pas non plus de dire que personne n’est
responsable de rien et que les fautes sont diluées de façon homogène entre les hommes. Chacun fait des choix et est généralement responsable de ceux-ci. Cependant, à un niveau général et lorsqu’on approfondit un peu la réflexion, il devient bien plus délicat de condamner (« les patrons » par exemple) et de blanchir (« le peuple », au hasard). Bien sûr, certaines catégories d’humains ont plus de pouvoir que d’autres, donc leurs décisions affectent par leurs conséquences beaucoup plus d’individus. Néanmoins, entrer dans une logique de stigmatisation de ces catégories nous semble poser au moins un double problème. D’une part cela tend à favoriser les processus de victimisation, qui freinent notamment les capacités à imaginer des solutions constructives et émancipatrices. D’autre part ces raisonnements fonctionnent sur des logiques binaires (il y a les bons et les mauvais) qui ne favorisent pas du tout l’approche de la complexité inhérente au monde. La colère est un sentiment qui peut souvent mener à ces types de raccourcis, car sa tendance naturelle porte de préférence à chercher des coupables autour de soi. L’Autre étant parfait dans ce rôle. Avec comme corolaire, bien sûr, la tendance à nous dédouaner à bon compte de toute responsabilité embarrassante. Le mécanisme n’est pas nouveau puisque déjà, il y a deux mille ans, un certain Jésus C. l’avait bien compris et champêtrement illustré, avec cette petite parabole de la paille dans l’oeil du voisin…
Réfléchissant sur la constitution des groupes et leurs inter-relations, Ronald D. Laing écrivait en 1967: « Eux apparaît comme une sorte de mirage social (…). Sur la scène humaine, pourtant, de tels mirages peuvent créer leur propre réalité. L’invention d’Eux crée le Nous, et nous pouvons avoir besoin d’inventer Eux pour nous réinventer en tant que Nous » (5). Et, un peu plus loin : « Comprendrons-nous que Nous et Eux sommes les ombres les uns des autres ? Nous sommes Eux pour Eux comme Ils sont Eux pour Nous. Quand le voile sera-t-il levé(6) ? »
Nous ne devons plus entretenir cette dialectique mortifère entre eux et nous. La logique du bouc-émissaire qui en découle, si clairement absurde quand elle accuse par exemple les émigrés d’être responsables du chômage, doit aussi être abandonnée quand il s’agit du capitalisme. Il n’y a rien de fructueux dans la recherche d’une frontière psychologique et pratique (qui n’existe bien sûr pas) entre les « capitalistes » et les « alter-capitalistes », entre les généreux, les humanistes et les égoïstes inconscients. Les attributs de la bêtise, de l’inconscience, de l’avidité et toutes ces autres choses sympathiques dont l’humain est aussi capable sont assez bien répartis. Nous, « le peuple», n’avons malheureusement pas l’éthique vissée aux tripes de façon naturelle, et encore moins son monopole. Sauf en de rares exceptions, le problème ne réside pas dans des personnes qui feraient obstacle à l’humanité du plus grand nombre. Le vieux mécanisme qui consiste à condamner des types d’individus et à en sacraliser d’autres doit donc être abandonné. Il n’a pas d’avenir, si ce n’est la guerre sans fin et sous toutes ses formes.
Personne n’est pur. « Le pouvoir tend à corrompre et le pouvoir absolu corrompt absolument» disait John Emerich Dalberg (7). Tout est une question de degrés, d’échelle. Avez-vous déjà observé un bénévole associatif faisant quelques photocopies personnelles de temps à autres avec la photocopieuse de l’association, ou passant un petit coup de fil perso « rapide » (ou non)… ? Cela n’est-il pas une forme d’abus…de pouvoir ? Un petit détournement de bien social ? Bien sûr, en réalité ce n’est presque rien du tout et puis, c’est « une petite compensation pour tout ce bénévolat »… Et si cette personne se retrouvait ministre, que ferait-elle ? Quelle différence fondamentale avec un haut responsable politique qui pioche dans la caisse en se disant que toute cette vie dédiée à la chose publique, ça mérite bien quelques avantages ? Quelle différence si ce n’est une différence d’échelle ? Dans les deux cas, le raisonnement et les failles sont les mêmes. Seuls les moyens d’action diffèrent.
Quand on cesse de pointer du doigt, il faut alors se tourner du côté d’un fait relativement clair et basique, bien qu’assez douloureux à contempler : nous sommes tous et chacun coresponsable de l’état du monde, même s’il y a des différences d’échelles. Nous portons tous en potentiel l’ensemble, tant des beautés que des fragilités et des horreurs humaines, et personne ne peut dire avec certitude ce qu’il ferait ou pas dans telle ou telle circonstance hypothétique, surtout quand il n’en a jamais vécu de similaires. Ce qu’Edgar Morin formule de façon un peu abrupte en pointant que « le problème éthique central, pour chaque individu, est celui de sa propre barbarie intérieure » (8). Par conséquent, la dynamique politique qui consiste à pointer une classe de coupables ou un système pour expliquer les problématiques du monde n’a pas de sens. Non pas qu’il n’y ait pas de coupables, comprenons-nous bien : il est souvent légitime de rechercher les responsabilités dans telle ou telle affaire concrète (le Médiator, l’amiante, le sang contaminé, l’Erica, etc…, etc…, etc…). Mais la complexité, l’ambivalence, l’inconscience ou la lâcheté humaines ne sont en aucun cas l’apanage d’une seule classe d’individus et tout système n’existe et ne perdure que grâce aux individus qui le constituent.
Cette question des responsabilités est peu évoquée, le devant de la scène étant abondamment occupé par la responsabilité du système. Cette entité impersonnelle a l’avantage de pouvoir facilement focaliser les attentions et occulter opportunément le grand point aveugle de la plupart des critiques sociales radicales à savoir la question de la nature de l’homme.

(1) A. Gorz, enregistrement d’un débat avec P. Thibaut directeur de la revue Esprit), en 1979. Cité dans l’émission de D. Mermet du 10 juin 2011, réécoutable sur http://www.la bas. org/art icle.php3?id article=2203.
(2) Pierre Rosanvallon, L’âge de l’autogestion, Paris, Editions du Seuil, Points Politique, 1976, p.98. Le terme en italique a été souligné par son auteur.
(3) Ibid, p.99.
(4) Entretien à Vosnon, octobre 2005, réécoutable en partie sur http://www.passerellesud.org/Andre-Gorz-rompre-avec-les-acquis.html
(5) Ronald D. Laing, La Politique de l’Expérience, Paris, Editions Stock, 1969, p.66.
(6) Ibid. p.66. C’est nous qui soulignons, dans ces deux extraits. NdA.
(7) Homme politique et historien du XIXe, connu aussi sous le nom de Lord Acton. Quelles que furent ses idées par ailleurs, son expérience du pouvoir donne un certain poids à son constat.
(8) Edgar Morin, La méthode. L’éthique, Paris, Editions du Seuil, collection « Points Essais », 2004, p.112.

extraits du manuscrit “Eloge de l’expérimentation »…” finalisé en 2014, On peut en demander un exemplaire pdf gratuit ou une version papier au prix des photocopies (6.50€ pour 167 pages)+ port à mon adresse mail : michaeldif@free.fr

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