Sur ce grand désir de penser l’après capitalisme et les étapes qui y mèneraient Tous les courants révolutionnaires se sont confrontés peu ou prou, et parfois encore à présent, à ce désir, à ce projet extrêmement délicat : penser l’après capitalisme… A partir des grandes pensées du XIXe, toutes sortes d’hybridations intellectuelles ont été réalisées et chacune a cherché à développer ses propres modèles, en rivalisant d’humanité théorique.
Mais à présent, toutes les dérives totalitaires et les échecs des grands projets politiques et humanistes du dernier siècle fournissent de sérieux points d’appui au questionnement de la légitimité de telles démarches. Penser une société idéale et ce que devrait être ou ne pas être un monde post-capitaliste est un projet tout à fait louable, mais visiblement il porte en lui-même ses propres contradictions. Comment associer projet global et respect de la multiplicité des cultures et des situations ? C’est un terrible dilemme en réalité, car il semble logique de chercher à baliser ces terres inconnues de l’après capitalisme, notamment pour donner un horizon aux actions du présent. Et pourtant l’histoire ne semble pas donner raison à cette démarche. Non seulement elle divise quantités de femmes et d’hommes qui auraient bien mieux à faire, mais elle nie intrinsèquement l’immense diversité culturelle, humaine, et sclérose potentiellement la créativité et l’autonomie des groupes et des personnes…
Déjà en 1904, Rosa Luxemburg, percevant cet enjeu et sentant venir les dérives possibles, prévenait que « les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur comité central » (1). Ce que treize ans plus tard, elle reformulait sans équivoque : « Le côté négatif, la destruction, on peut le régler par décret ; la construction, les mesures positives, non. Terre inconnue. Mille problèmes. Seule l’expérience est en mesure d’apporter les corrections et d’ouvrir des voies nouvelles. Seule une vie sans entraves, effervescente, suscitera mille formes nouvelles, des improvisations, maintiendra l’énergie créatrice, corrigeant d’elle-même tous les faux pas » (2). Force est de constater que cette mise en garde s’est avérée plus que fondée.
Près de 80 ans plus tard, interrogé sur le modèle d’économie participaliste (Ecopar) élaboré par Robin Hahnel et Michael Albert, Noam Chomsky faisait cette réflexion : « En savons-nous suffisamment pour répondre avec force détails à des questions concernant le fonctionnement éventuel d’une société ? Il me semble que les réponses à des questions de cet ordre (3) doivent être découvertes par l’expérience. Prenez par exemple l’économie de marché. […]. Je comprends fort bien ce qu’on peut lui reprocher ; mais cela n’est pas suffisant pour démontrer qu’un système qui élimine le marché soit préférable, et cela est un point de logique élémentaire. Nous n’avons simplement pas de réponse à des questions de cet ordre »46.
Ces mises en garde formulées à bien des décennies d’écart par Rosa Luxembourg et Noam Chomsky encadrent temporellement ce que l’expérience a montré jusqu’à l’écœurement au fil du XXè siècle : prendre les problématiques humaines par le biais des idéologies, quels que soient les groupes qui les portent et leurs intentions, ne peut mener qu’à des formes diverses et plus ou moins subtiles de totalitarismes. La conséquence logique de ces décennies d’expériences dramatiques (dont le double résultat est un renforcement du capitalisme et un effondrement des luttes et des rapports de forces) n’est pas, encore une fois, qu’il faille arrêter de penser. Mais il faut par contre arrêter de penser en termes de système, pour se concentrer sur la création, l’inventivité, la mise en pratique concrète des utopies. La fonction de la pensée contestataire n’est pas d’imaginer les rouages du monde du XXVè siècle, mais de contribuer à dépasser lentement les difficultés multiples de la concrétisation, dans les pratiques de ce début du XXIè, des utopies du XXVè siècle. La pensée contestataire doit se retrousser les manches, mettre les mains dans le sale et magnifique terreau de la vie, participer à la création des alternatives de toutes sortes, favoriser le partage des expériences, aider à en tirer des leçons, favoriser les fédérations, l’accroissement de la puissance et des autonomies et en même temps que le fleurissement des diversités et de l’ouverture aux différences… La pensée contestataire doit renoncer à ses désirs d’orienter les humains d’en bas, pour les aider au contraire à faire grandir leur puissance d’autodétermination.
Cette perspective ouverte et incontrôlable par définition peut sembler angoissante, mais c’est la seule qui puisse permettre une rupture radicale avec cette prétention ancienne à faire « le bonheur des peuples » (qui n’est souvent rien d’autre que l’aveu indirect du sentiment de supériorité d’une avant-garde autoproclamée, sur des « masses » perçues comme incapables de penser et réaliser leur propre bonheur). Prétention qui ne fonctionne pas et ne peut d’ailleurs, par essence, pas fonctionner. Il faut donc oser une rupture conceptuelle et stratégique avec cette idée lancinante qui a traversé l’histoire des luttes et les hante encore partiellement actuellement, comme en témoigne cet appel à un renouveau des partis de gauche : « Les partis de gauche, pour redevenir crédibles, [devraient] revenir à leur tâche fondamentale : imaginer une société de substitution au capitalisme obsolète — une utopie crédible — et la stratégie de passage de l’une à l’autre » (4). Cette approche a démontré son obsolescence. Il faut agir. De façon intelligente et stratégique, mais agir. La multiplication des utopies en construction engendrera, par cette contagion bien connue du réel, une propagation du désir d’utopie, du rêve politique, et une lente reconstruction du rapport de force. Et c’est ce rassemblement d’un long héritage d’expériences concrètes et d’un rapport de force renouvelé qui, à terme, permettra à n’en pas douter des changements d’échelles significatifs et porteurs de sens dans les luttes sociales. Des changements d’échelles qui pourront alors s’appuyer sur une longue tradition de recherche de cohérence entre les idées et les actes, c’est-à-dire entre les moyens et les fins…
Il ne s’agit pas, bien sûr, de tourner le dos à cet énorme héritage intellectuel et idéologique qu’ont accumulé les courants de contestations radicales. Mais cessons de capitaliser les grandes et belles idées ! Il ne sert plus à rien de continuer d’accumuler, de continuer d’essayer de perfectionner la grande machine à rêves virtuels. Les idées ne sont pas faites pour végéter dans des bibliothèques. Il faut penser, certes, et analyser les évolutions du monde, mais le travers de cette approche est d’être toujours en réaction, toujours avec un train de retard, toujours dans le sillage tracé par le capitalisme. Pour tracer nos propres chemins, il faut agir, se retrousser les manches, tenter de donner chair aux rêves et prendre le risque de nous confronter à nos propres contradictions. Nous n’avons pas besoin de plus d’utopies, notre stock déborde, nous avons besoin de multiplier leurs mises en pratique. Nous avons besoin de stratégie et de courage. Nous avons besoin de méthodologie et aussi d’assouplir nos esprits dogmatiques au contact de la réalité. Non pas pour noyer l’idéal dans des océans de compromis, mais pour apprendre à lui donner forme et contenu dans un monde perpétuellement mouvant d’imperfections, de complexité, de diversités, de dualité et de conflits. Car c’est là que tombent les masques, les dogmes et que les procès en pureté révolutionnaire perdent toute pertinence.
Pour une dialectique permanente de l’action et de la pensée
Nous rejoignons en ce sens John Holloway quand il rappelle qu’il n’y a pas de pureté, que nous et nos rebellions portons les marques du monde dans lequel nous vivons, que de nouvelles relations sociales ne se créent pas par décret… Parlant des lignes de continuité qui relient toutes les luttes, sans pour autant poser une équivalence de principe entre elles, il pointe notamment que « la pratique de la gauche est continuellement suicidaire en déniant ou en détruisant ces lignes de continuité : en condamnant le réformisme, en utilisant un langage que seuls les initiés comprennent (4) ». Et d’ajouter, beaucoup plus loin : « Le concept de justesse et celui de trahison, tellement enracinés dans la culture de la gauche, sont des obstacles au flux des rebellions. Créer des rigidités, des dogmes et des « nous ne leur parlons pas parce qu’ils sont réformistes », « nous n’avons rien à faire avec eux parce qu’ils boivent du Coca-Cola » (…), c’est prendre une part active dans le gel du flux des rebellions, c’est reproduire les définitions, les classifications et les fétiches de la pensée capitaliste »(5).
Il ne s’agit pas ici de dire que les incohérences entre les pensées et les actes n’ont pas d’importance, ou qu’il n’est pas important de boycotter les multinationales. Mais cette reconnaissance qu’aucun de nous n’est pur permet de percevoir que lorsque quelqu’un agit sincèrement, il le fait à partir de ce qu’il est et de ce qu’il peut, à un moment de sa vie. Juger l’acte en fonction d’un idéal type de pureté stratégique et militante, c’est cela qui brise les lignes de continuité, alors que favoriser le flux des rebellions, c’est pouvoir reconnaître et accueillir un élan d’action, même s’il est limité, pour la dynamique présente et à venir qu’il représente. Et savoir miser sur cette dynamique. C’est aussi prendre garde à ne pas laisser la pratique des procès politiques s’installer dans nos têtes… On sait sur quoi débouche cette pratique quand elle s’empare du pouvoir.
La pensée révolutionnaire doit donc descendre de ses sphères éthérées et souvent très abstraites pour prendre place au cœur de l’élaboration de nouvelles pratiques économiques, sociales, culturelles. Elle doit accepter de se frotter à la rugosité des contradictions auxquelles de toute façon elle ne peut échapper, où qu’elle se réfugie. C’est à partir de cette complexité du réel que peuvent commencer à se remodeler d’autres mondes, dans un lien permanent entre la recherche et l’action. C’est dans l’arène des petites choses, que la pensée révolutionnaire pourra être fructueuse, car elle gagnera en modestie, en chaleur, et se libérera de la peur inutile et nuisible de n’être pas assez parfaite.
Le chemin vers ces autres mondes possibles dont tant d’humains ont l’intuition passe donc, et c’est l’hypothèse fondamentale de cet essai, par un constant aller-retour entre le faire (pour reprendre le terme de J. Holloway) et la pensée révolutionnaire ou idéaliste. Un aller-retour où cette pensée accepte la mise à l’épreuve du faire. C’est là le ressort fondamental de la démarche expérimentale dont cet ouvrage veut faire l’éloge.
Le faire, cet agir qui s’efforce d’être autodéterminé et qui lorsqu’on s’en saisi; comme le dit John Holloway, devient alors notre pouvoir-de-faire, permet la réappropriation de la lutte. «L’anticapitalisme consiste à assumer nos responsabilités, à nous réapproprier nos vies, à rejeter le capital qui est une continuelle expropriation, pas seulement de nos produits mais de nos faire, de nos façons de penser, de décider et de vivre » (6). Pour John Holloway, c’est ainsi que l’on crée des brèches dans ce fameux système oppressif. Ce sont autant d’insubordinations dans l’ici et maintenant. Et de préciser que « la brèche est simplement une poussée vers l’autodétermination. Cela exclut évidemment une prédétermination du contenu des brèches, puisque toute la question réside dans le fait que ce sont les gens impliqués qui déterminent les contenus. Les descriptions détaillées des utopies peuvent être stimulantes, mais si elles sont prises au sérieux comme des modèles pour indiquer comment la société devrait être organisée, elles deviennent immédiatement oppressives »(7). C’est évidemment une posture qui réhabilite les moyens et y subordonne absolument toute la question des fins. «Cette conception de la lutte est souvent critiquée comme étant naïve et irréaliste, mais l’expérience des dernières années suggère qu’elle a une force énorme. C’est plutôt lorsque les mouvements retournent mine de rien vers la séparation entre la fin et les moyens, entre l’éthique et la politique, qu’ils s’affaiblissent considérablement » (8). Ce renversement de la perspective révolutionnaire traditionnelle est ce que John Holloway appelle une antipolitique de la dignité, où « la révolution ne consiste pas à détruire le capitalisme mais à refuser de le fabriquer » (9).
C’est donc à une métamorphose du concept de révolution que tout cela appelle. Faire ainsi la révolution, c’est prendre son pouvoir d’agir en main, non pas pour dire aux autres quel monde ils devraient construire, mais pour construire avec d’autres quelque chose qui tend vers ce à quoi on aspire individuellement et collectivement. Renoncer à planifier la société idéale et revaloriser le faire, ce n’est pas non plus abandonner toute vision politique et stratégique, loin s’en faut. La stratégie autogestionnaire, puisque c’est de cela qu’il s’agit en dernière analyse, « ne peut se réduire à la constitution d’enclaves auto-administrées qui, par une extension progressive, feraient tomber le capitalisme comme un fruit mûr » (10). Ce n’est pas croire non plus que seule compterait l’évolution des individus et que, de même, la somme de ces évolutions pourrait un jour mécaniquement, simplement, faire s’effondrer ce système sous le poids de sa propre inadéquation.
Les conflits d’intérêts et les rapports de force sont des réalités qui sous-tendent le monde. On peut les nier, mais on ne peut les esquiver bien longtemps. Créer, respecter et développer les brèches, ce n’est donc pas faire de la micropolitique nombriliste, mais construire d’une autre façon les rapports de force. De la seule façon qui puisse être véritablement contagieuse à notre époque. Car seule l’expérience en prise avec les problématiques du réel, baignée par un dynamisme créatif et par conséquent non dogmatique, possède cette force de conviction qui peut encore faire boulle de neige dans la durée. La stratégie du faire est donc politique, éminemment politique. A condition bien sûr que les acteurs des brèches, des alternatives, des interstices sachent regarder autour d’eux, élargir leurs analyses et s’interconnecter. Sans mise en réseau, sans partage, sans réflexions communes, sans solidarités surtout, une brèche reste une petite entité fragile susceptible de dépérir par stagnation, récupération, égoïsme ou consanguinité intellectuelle. Ainsi, pour Miguel Benasayag et Angélique Del Rey, la création de réseaux est une nécessité des luttes, qu’elles soient de mêmes natures ou non. « Le travail en réseau est une conséquence du principe de non-extensibilité des luttes. La forme réticulaire vient en effet remplacer la forme hiérarchique dès lors que les limites d’une extension à la fois cohérente et consistante des luttes se font jour. Elle développe alors de la puissance par la modification des rapports de force hétérogènes et homogènes dans la société. Sans oublier que le travail en réseau permet de capitaliser des expériences, de façon à ce qu’un échec dans un lieu devienne une inestimable quantité d’information théorique et pratique dans un autre lieu, l’échec devenant ce qui fertilise ailleurs le développement de la puissance d’agir » (11).
Il est important néanmoins de ne pas idéaliser ces fissures dans l’ordre économico¬-social dominant, car elles sont forcément fragiles, voire contradictoires. Mais c’est d’elles qu’il faut partir, du particulier et non de la totalité, et leur force potentielle est immense.
1. Collectif L. Collonges (coord.), Autogestion…, op. cit. p.11.
2. Ibid, p293
3. Normand Baillargeon, L’ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l’anarchisme, Marseille, Agone, 2008, p.139.
4. 48 John Holloway, Crack capitalism. 33 thèses contre le capital, Paris, Libertalia, 2012, p.72
5. Ibid., p. 418
6. Ibid., p.420.
7. Ibid., p.78
8. Ibid., p.86
9. Ibid., p.412
10. Collectif L. Collonges (coord.), Autogestion… op.cit. p.287.
11. Miguel Benasayag et Angélique Del Rey, De l’engagement dans une époque obscure, Paris, Le passager clandestin, 2011, p. 64.
extraits du manuscrit “Eloge de l’expérimentation »…” finalisé en 2014, On peut en demander un exemplaire pdf gratuit ou une version papier au prix des photocopies (6.50€ pour 167 pages)+ port à mon adresse mail : michaeldif@free.fr