Le christianisme peut aider la politique


Les deux succès de la démocratie, en 1945 et en 1989, ont plutôt démenti la prétention des autorités chrétiennes à représenter le degré suprême de la moralité sociale tant il a été évident que l’Eglise catholique n’a pas été en première ligne face au nazisme et même face au soviétisme: au Vatican la diplomatie a souvent prévalu. Ensuite s’est effacé un des medium de l’emprise religieuse sur la société, en particulier sur les femmes: le bien nommé Etat Providence, ensuite la contraception facile, ont rendu inutile puis insupportable un soutien paternaliste à celles qui portaient «le poids de la vie», la leur et celle des leurs. Après que certaines fonctions de suppléance sociale et d’amortisseur des conflits de classes ont perdu de leur utilité, la perte d’énergie du politique empêchait une autre médiation possible, celle du XIXème siècle, avec un christianisme participant d’un élan moral commun et le prolongeant à sa manière. L’absence de toute figure du progrès social après le communisme a comme vidé la scène publique d’enjeux visibles par rapport auxquels des instances religieuses, plus habituées à réagir qu’à prendre l’initiative, pouvaient se situer.

Le besoin d’un «plus», le besoin de «progrès» qui, François Furet l’a marqué au moment où il enterrait la grande illusion morte (1), est consubstantiel à la démocratie, s’est déplacé. De ce déplacement Mai 68 a été un moment essentiel quand d’horizon historique qu’elle était, la société révolutionnée est devenue une exigence immédiate. Ensuite, comme il était logique, la demande de changement, une fois sortie de l’histoire, est devenue individuelle, exigence d’émancipation et de droits subjectifs. Depuis, la demande de réalisation immédiate et inconditionnelle des principes démocratiques assiège les pouvoirs. Dans la limite il est vrai des «contraintes économiques», d’où, dans la logique du déplacement de la demande démocratique, le libre cours laissé aux revendications “sociétales”. Celles-ci en effet ne rencontrent aucun butoir contraignant puisque fait défaut ce qu’on pourrait leur opposer: une vision sociale et anthropologique partagée.

Le défaut de régulations politiques laisse place, faute que le souci de l’avenir ait un statut, à des régulations immédiates, notamment celles de l’économie internationalisée. Tout se passe comme si le monde du commerce et de la finance, ne comptant plus sur les sécurités que les Etats lui offraient auparavant, avait trouvé dans l’internationalisation des échanges un moyen de discipliner directement les peuples.

La position des autorités religieuses est dans ces conditions plus qu’inconfortable. Quant à l’économie, elles ne peuvent que formuler des souhaits généraux, parfois fulminer. Devant les demandes « sociétales » elles sont seules en première ligne, impuissantes d’une autre manière.

Leur impuissance devant les passions dominantes ne signifie pas que la société d’immanence, divisée et informe, où nous sommes n’ait rien à voir avec la dynamique religieuse européenne. Il s’agit dans les deux cas du triomphe de ce qui est général et abstrait. C’est pourquoi les autorités catholiques ont peine à critiquer le principe de la mondialisation, même quand le Pape s’emporte contre son orientation matérialiste: la mondialisation peut-elle être autre que ce que nous voyons? Les autorités religieuses ne se posent pas la question. Elles préfèrent s’en prendre à l’égoïsme des Etats, à l’étroitesse des identités nationales. Dans la logique de leur «excarnation» (2), elles voient l’humanité comme une collection d’individus, de consciences. La mémoire les a quittées de ce que la nation, cette invention euro-occidentale, est de fondation chrétienne et qu’elle a pu être un soubassement du christianisme vécu.

L’Eglise face à son double

On pourrait dire qu’avec notre mondialité réductrice, l’Eglise catholique se trouve en face d’un monde qui est comme son double et qui, pour cette raison, pense n’avoir plus besoin d’elle. Cela la place en situation difficile. Quand elle parle pour l’humanité en général, elle paraît une ONG de plus, superfétatoire. Quand elle veut moraliser l’individu elle est inaudible et à contre-courant. Son universalisme apparaît alors moins ouvert sur le Salut qu’enfermé dans une limite, idée que le droit de l’hommisme émancipateur ne supporte pas.

Ce qui a fait naguère obstacle à l’excarnation, tendance spontanée de l’appareil clérical, c’est évidemment la force et le rayonnement des royautés chrétiennes. Elles ont été souvent en conflit avec la papauté mais, à travers elles, une alliance s’est nouée entre la foi chrétienne et l’attachement à un peuple et à une nation, ce dont Jeanne d’Arc restera l’exemple. De cette imprégnation chrétienne des nations, les compromis du XIXème et du premier XXème siècle ont tiré parti, même en France malgré la rupture révolutionnaire. La formule paresseuse sur les « racines chrétiennes » ne rend pas compte de cette longue interférence. Dans la situation actuelle, en tout cas il ne s’agit pas de tirer avantage de quelques vestiges mais d’interroger les dynamiques historiques qui nous a conduits où nous sommes.

On peut schématiser la situation présente en disant que le politique et le religieux se sont rejoints dans une situation analogue d’excarnation. L’individualisation aussi bien du fondement du droit que des demandes de consommation met chaque pays et tous les pays ensemble, sous une loi universelle donc étrangère. Celle-ci leur fait un devoir de répondre à des demandes qui ne sont plus celles des citoyens mais des individus. Des Etats dont les possibilités sont limitées par la concurrence internationale sont exposés en même temps à des demandes qu’ils doivent reconnaître. Les proclamations qu’ils font, les chartes qu’ils signent les vouent à une culpabilité structurelle. Comme celui que Saint Paul montre désespéré de ne pas pouvoir être en règle avec la loi, nos gouvernants peuvent se dire : « Ce que je veux faire, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais. » (Rm, VII, 15). Ceci suggère pour les autorités catholiques un changement de position par rapport à celle qu’elles ont adoptée vis-à-vis des démocraties quand celles-ci étaient pleines de vigueur et d’ambition.

Le sens du politique.

Aux autorités politiques les autorités religieuses se sont essentiellement souciées de fixer des limites, soit au nom de la nature, soit en vertu de leur magistère universel. Il s’agit plutôt désormais moins de limiter que de soutenir une légitimité défaillante, de l’encourager à honorer les principes de base du politique :
– Le souci de l’avenir
– L’orientation à l’universel à travers une indispensable diversité des sujets collectifs.
– La création du nouveau et non l’alignement sur une fatalité.
1° La participation des autorités chrétiennes à l’espace public, non pas comme instances supérieures mais comme capables d’indiquer des enjeux, d’indiquer comment faire humanité, non pas en opposant à l’autonomie démocratique un donné défini et bouclé mais au nom d’une expérience ouverte et partageable. Sur les «questions de société» les autorités religieuses sont mal à l’aise. Elles sont soucieuses de n’apparaître ni réactionnaires ni impatientes de récupérer un pouvoir perdu, mais elles restent dans un langage des limites qui ne peut manquer de faire naître de tels soupçons.

Par contre rappeler aux politiques le devoir de se soucier de l’avenir, c’est les encourager à faire leur métier, leur dire non ce qu’ils doivent décider, mais leur devoir de décider. C’est les aider à se libérer de la tyrannie des volontés actuelles, à remplir la tâche de faire vivre des institutions là où, comme la famille et l’école, on doit préjuger de l’avenir à la place de ceux qui sont encore absents ou trop faibles pour contracter valablement. Si donc certaines décisions dépassent ce que leur intérêt ou leur expérience peut suggérer à ceux qui doivent les prendre, il devient légitime et utile d’écouter des traditions qui rassemblent des réflexions portant sur le destin de l’entière humanité.

2° Le politique n’est pas seulement confronté au mystère de l’avenir mais aussi à celui de la diversité des humanités, non seulement celle des races et des cultures mais celle des collectivités politiques. Cette diversité est orientée à un universel, que ce soit celui de Kant ou celui de l’Apocalypse. Mais cet universel ne peut être qu’un horizon, on ne peut le proclamer immédiatement ; l’invoquer c’est s’engager, en prétendant occuper une position impeccable et surplombante, dans la voie de l’excarnation. Il s’agit au contraire de faire vivre ensemble et l’un par l’autre un particulier, essentiellement national engagé dans l’histoire, en déplacement, et un universel qui est un devoir, donc à construire.

L’élection d’un peuple a été accompagnée dès l’origine par le vœu qu’elle soit une bénédiction pour toute l’humanité (Gen XVIII, 18). Dans l’Incarnation, comme dans l’Election, le particulier, l’historique est associé à l’universel. La première fois, c’était en surélevant une histoire singulière. La seconde fois c’est l’abaissement du divin qui surmonte la séparation et inaugure une histoire qui doit réunir tous les peuples dans le corps du Christ. L’universel christique n’est pas une coupole achevant un édifice, le monde réuni, c’est une voie d’espérance, un supplément de vie avec le Christ, où se répand « au long des âges futurs la richesse infinie de sa grâce » (Eph. II,7)

Les institutions ont donc, dans la voie de l’Incarnation, non pas à proclamer un universel dont elles seraient le centre, mais à essayer d’éclairer chaque peuple sur sa vocation. On rêve par exemple que les évêques de France nous livrent leur méditation sur l’état moral et spirituel du pays. Qui peut dire que cela ne comblerait pas un vide ? Et que ne gagnerait pas en légitimité une Eglise dont beaucoup attendent quelque chose sans bien savoir quoi (3).

3° Le troisième axe de réflexion annoncé plus haut concerne l’apport possible du christianisme au civisme, donc la créativité en politique. Depuis que nous fait défaut la confiance dans le progrès qui donnait un horizon à notre politique, nous n’avons plus de boussole. Que ce manque soit ressenti, cela est prouvé par la persistance de l’impératif progressiste, du moins comme impératif moral, mais dans la pratique cela devient un impératif d’adaptation au nouveau, qu’il s’agisse de la mondialisation économique, de la technique, de l’évolution des mœurs et des mentalités ou même des modes idéologiques. La nouveauté finit en somme par ressembler au conformisme. Pour briser ce fatalisme (la résignation au nouveau quel qu’il soit), on doit compter sur la vitalité et la cohérence des collectivités politiques, sur le sens de la narration qui sous-tend leur identité.

En insistant sur le lien entre la foi des chrétiens et la créativité historique, on va contre un réflexe de pensée qui porte à présenter le christianisme comme ayant (comme étant) le dernier mot et les chrétiens comme possesseurs de ce dernier mot. Le goût du nouveau, de l’émergence est pourtant ce que des auteurs qui ont beaucoup compté dans le catholicisme français du temps de sa vitalité. Bergson et Péguy ont opposé la vitalité créatrice du présent au monde moderne et à son idéologie de progrès, polluée par le déterminisme. On peut aussi évoquer Bernanos et son insistance sur deux réalités anthropologiques essentielles, l’enfance et le peuple, rapprochées comme lieux d’une mémoire productive, surprenante parce que non maîtrisée, en partie inconsciente. L’humanité se renouvelle dans des sas de transmission dont le fonctionnement nous échappe. C’est dans ces passages, ces lieux de jouvence (redevenez comme des enfants !) que l’on rencontre, que l’on puise une temporalité vivante.

Mais peut-être le christianisme piétine-t-il sans y entrer devant une conception créatrice du temps parce qu’il se représente la révélation non comme un dialogue ou une lutte (avec l’ange) mais comme un stock à distribuer. Peut nous libérer de ces habitudes une réflexion sur le prophétisme où se croisent et se fécondent l’écoute de la parole de Dieu et l’attention la plus profonde aux situations présentes. Pour André Neher dans un livre classique (4) , le prophétisme n’a pas été un épisode réduit de l’histoire juive, c’est, depuis Abraham, le fil de cette histoire la « rencontre pathétique et dialoguale de Dieu et d’Israël donnant sens à l’histoire du monde » (p.252). Révélation advenant dans l’histoire, répondant aux crises et aux événements.

Cette intrication de la Révélation et de l’histoire, est aussi la condition de Jésus de Nazareth. Si participant de la nature divine, il accomplit la révélation, il n’échappe pas pour autant à l’historicité. Mais Jésus-prophète nous préoccupons-nous de le connaître ? Beaucoup de théologiens l’ont dit: le Jésus historique est le parent pauvre de leur discipline. Nous nous préoccupons bien peu en effet de savoir quel échec il évoquait dans sa lamentation sur Jérusalem (Mt XXV, 37-39), de quelle réconciliation entre les factions juives il avait rêvé… Pourtant, comment croire que, sans projet historique de Jésus, son Incarnation aurait été véritable?

La même négligence qui nous fait comprendre la révélation comme au dessus de l’histoire porte à croire aussi qu’elle interrompt celle-ci: que peut-il arriver d’important après la venue de Dieu dans le monde ? Pourtant à l’intrication de la Révélation et de l’histoire la mort et la résurrection de Jésus ne met pas fin. La trace et la mémoire qu’il laisse ont aussi une histoire. Un théologien auquel le Pape actuel se réfère, Michel de Certeau, a insisté sur le mode de présence de Jésus après la Résurrection (5). Si le corps a disparu du tombeau, cela marque qu’on ne doit pas embaumer une dépouille mais retrouver une présence. Il n’y a pas de continuité matérielle entre le Jésus que ses disciples ont suivi et connu et celui qui est auprès du Père. Sa présence parmi nous, la mémoire active qu’il laisse se manifeste désormais par des apparitions devant des groupes dont la fidélité croyante devra en somme le retrouver et même le réinventer, donnant naissance à l’Eglise. Que l’Incarnation ait eu lieu dans certaines conditions historiques dont elle dépendait, cela entraîne, que ce fut un moment qui en appelle d’autres, «qu’il manque, dit de Certeau, quelque chose à l’œuvre de Jésus», lequel n’est pas une idole mais un initiateur appelant une multitude, une chaîne d’expressions nécessaires mais jamais suffisantes.
*
Les tâtonnements que j’ai enchaînés peuvent être ramenés à quelques propositions :
– Une dichotomie sert de soubassement à la vulgate actuellement dominante : la religion est un discours asservi à l’origine, celle du monde ou celle d’une culture, la politique moderne au contraire est tournée vers l’avenir et la liberté d’inventer. Cette vulgate repose en ce qui concerne le christianisme, sur une lecture particulière de l’Incarnation, celle de Marcel Gauchet (6) qui voit dans le passage et la défaite du «Messie à l’envers» que fut Jésus une rupture de Dieu et du monde, une prise de congé. D’où l’illégitimité du pont avec l’au-delà qu’a voulu être une Eglise se réclamant de lui. L’effacement actuel était en somme logique. La logique du monothéisme, du Dieu absent, l’emporte décidément.
– Cette thèse est utile pour critiquer la prétention de conclure dogmatiquement l’histoire de l’humanité qui a été souvent le fait du christianisme. Elle explique que, par réaction, l’émancipation soit le fil de l’histoire de l’Europe. Mais elle ne rend pas compte de la créativité historique du christianisme ou du moins elle la réduit à la créativité des protestations contre la clôture proposée ou imposée par un magistère prétentieux. L’invention de la nation en Europe de l’ouest est à cet égard un fait décisif, comme l’inspiration chrétienne de nombre de mouvements d’après 1789.
– Le progrès sans orientation ni fin qu’a engendré la culture de « l’émancipation suffisante » conduit sous nos yeux non seulement à une crise écologique, mais à un activisme harassant, à une sorte d’asservissement mutuel par le marché et à une mauvaise conscience collective devant l’accumulation des droits subjectifs.
– Pour être égal à sa vocation et mettre en œuvre l’autonomie humaine, le politique doit renoncer à s’auto-instituer complètement, avouer qu’il part d’un donné à interpréter. Le mépris du religieux est donc pour lui un piège. De cela on a une preuve avec la déliquescence du politique dans les démocraties, équivalente à celle de l’ancien fond commun religieux contrastant avec la vitalité des religions qui font communauté.
– Le christianisme peut aider le politique à dépasser son asthénie s’il comprend que sa propre crise et la crise du politique sont en connexion étroite. Ce qui les associe, c’est l’opposition dont notre temps ne sort pas entre l’universalisme nécessaire et les particularismes indéracinables. C’est pourquoi la formule chalcédonienne sur les deux natures en une seule personne reste à notre horizon. Les formules affirmant la coexistence de l’universel divin et de la contingence humaine dans un seul, « parfait en divinité et le même, parfait en humanité » ont une signification non seulement christologique mais anthropologique. Si le Christ est l’homme par excellence, l’humanité est à la fois dans la particularité et dans l’universalité.

Paul THIBAUD

(1) Tout à la fin du Passé d’une illusion,
(2) L’excarnation , concept utilisé par Charles Taylor dans “L’âge séculier”, ch.V, est l’effort du christianisme, de la Réforme notamment mais pas seulement, pour se dépouiller de rites de célébration et de passage pour se concentrer sur une vérité centrale, la foi ou l’adhésion au dogme, c’est “la désincarnation rigoureuse de la vie spirituelle , qui adopte de moins en moins des formes charnelles profondes et signifiantes et réside toujours plus dans la tête.” (C.T. p.1299). L’exculturation dont parle Danièle Hervieu Léger est en somme le symétrique, intervenu plus tard, de l’excarnation. C’est la séparation vue de l’autre côté.
(3) Depuis que l’intervention ici reprise a été présentée, les évêques de France ont publié un texte qui va dans ce sens. Il faudrait en faire un examen. Observons seulement qu’il s’agit de conseils et de consignes dispensés sans que soit vraiment abordée la question politique centrale, celle de l’existence et de la vitalité du sujet politique.
(4) André NEHER, L’essence du prophétisme, Calmann-Lévy, 1983.
(5) Michel DE CERTEAU, La faiblesse de croire, Ed. du Seuil 1987.
(6) Dans Le désenchantement du monde, Gallimard 1985, § intitulé « Le Messie à l’envers ».

,

Laisser un commentaire

Blog at WordPress.com.