Lutter contre les lobbies pharmaceutiques : un enjeu de santé publique


Philippe Mossé, 25 août 2017

Dans tous les secteurs de l’économie française, les « lobbies » ou, plus simplement, les groupes d’intérêt occupent une place à la fois importante et le plus souvent, largement ignorée. Si on étend la notion de « lobby » jusqu’à y intégrer les accords illicites conclus entre les membres d’un Cartel, alors aucun secteur n’échappe à la volonté des producteurs de tricher avec les normes et les règles et de s’en cacher[1]. Récemment, ont été ainsi révélés les accords conclus entre des fabricants de camions, de lessive ; le tout dans une indifférence absolue des medias et du public. Deux secteurs échappent toutefois à la discrétion qui sied à ces acteurs d’influence : l’agroalimentaire et l’industrie pharmaceutique. Aujourd’hui, œufs contaminés au Fipronil, hier, fraude à la viande de cheval … la liste est longue et interminable des « scandales » médiatisés de l’agroalimentaire. Elle l’est tout autant concernant l’industrie pharmaceutique.

C’est sans doute parce que ces deux activités touchent directement ou indirectement à la santé qu’ils sont ainsi mis en lumière. En effet, outre son caractère évidemment essentiel, la santé dépend largement de dépenses qui sont socialisées. Au-delà de l’aspect moral, toujours condamnable, Il est socialement inacceptable que des groupes de pression privés exercent leur influence jusqu’au cœur de l’action publique. De fait, convenons qu’il est moins choquant (et objectivement moins grave) que des lobbies définissent à leur seul profit les normes de production et de vente de l’industrie des lessives ou de celle de l’automobile. D’ailleurs, dans ces secteurs, ces malversations ne font la une des journaux que lorsque la santé est en jeu (cf. l’épisode des tests truqués de pollution automobile ou la permanence des problèmes liés à l’extrême dangerosité de la production d’énergie nucléaire).

S’agissant de l’industrie pharmaceutique, cet article n’a  donc pas pour objet d’établir la recension des scandales sanitaires au principe desquels se trouve l’avidité des industriels. Après avoir brièvement rappelé les enjeux, on rappellera les mesures qui sont prises, ou évoquées, pour limiter les conséquences de l’action des lobbies. On montrera que ces mesures, si elles sont globalement indispensables, restent, d’une part, timides et, d’autre part, cohérentes avec la logique de l’action médicale, elle-même industrielle. En conséquence elles ne s’en prennent pas à la source qui est la poursuite de l’intérêt financier immédiat. Pourtant, il serait possible, et sans doute plus efficient, d’agir autrement.

Lobbies vs concurrence :

En France, la consommation ou plutôt l’achat [2]de médicaments bat des records. Malgré les mesures prises pour réguler ce secteur, l’augmentation est régulière en volume et en prix. Ces achats atteignent aujourd’hui 30 milliards d’euros dont environ les deux tiers sont remboursés par l’assurance maladie.

Comme tous les types de consommations médicales, la pharmacie profite de trois dynamiques principales qui sont autant de freins à une régulation efficiente. D’une part les décisions de dépenses sont largement décentralisées, c’est-à-dire difficilement maîtrisables. D’autre part, les coûts, via les cotisations d’assurance maladie, sont dilués dans l’ensemble de la société. Enfin, son efficacité dans la lutte contre des maladies de plus en plus chroniques ne fait pas de doute. Mais, les dépenses pharmaceutiques possèdent une caractéristique inflationniste supplémentaire : la puissance de lobbies organisés au niveau national et international.

Le projet de fusion Monsanto-Bayer est significatif et du cynisme et du pouvoir des grandes compagnies pharmaceutiques. En effet, le rachat de Monsanto par Bayer, en cours de négociations, consacrerait l’alliance des semences et de la chimie. Il rapprocherait le groupe géant d’une position de monopole pour des profits attendus de plusieurs dizaines de millions de dollars principalement fondés sur le développement de semences (produites par Monsanto) compatibles avec les pesticides (produits par Bayer). Devant les réactions négatives et les manifestations dénonçant cette fusion, le Président de Bayer aurait déclarait qu’il « regrettait la place de plus en plus grande de l’émotion en politique au détriment de la raison et des faits »[3].

Pour ceux des lecteurs qui en douteraient encore, cet exemple confirme que la concurrence est en fait le vrai ennemi du capitalisme. En effet, le lobbying, la « cartellisation », l’entente illégale, voire le monopole, etc. sont des sources de profits autrement plus sûres que ceux tirés du jeu concurrentiel ; lequel est moins une fiction économique qu’un leurre idéologique.  C’est la raison pour laquelle il est à la fois juste et nécessaire de nationaliser les entreprises monopolistes. C’est aussi la raison pour laquelle les « conflits d’intérêts » (entorses modernes au principe de concurrence) sont combattus avec virulence et, parfois, efficacité. En effet, la probabilité de connivence entre décideurs et producteurs est très élevée dans ce secteur ou l’expertise scientifique est centrale. C’est sur elle que reposent notamment l’autorisation de mise sur le marché (AMM) de tout nouveau médicament et, au-delà de cet AMM, le prix et le niveau de remboursement par l’assurance maladie. C’est donc tout à fait légitimement que l’industrie pharmaceutique s’entoure des meilleurs experts qui, en retour et tout aussi légitimement, sont consultés par les agences nationales afin d’éclairer le politique. Les digues construites pour garantir une forme ou une autre d’étanchéité entre ces sphères (industrie, science, politique) sont nombreuses mais souvent fragiles.

Des mesures centrées sur la logique médicale

Afin de lutter contre les lobbies ou plutôt pour rendre leur action plus transparente, une loi récente, dite « loi Sapin II », fixe les règles qui s’imposent désormais à tout responsable public :

« La loi du 9 décembre 2016 poursuit l’action engagée par les lois de 2013 relatives à la transparence de la vie publique. Ces lois ont généralisé, pour les membres du gouvernement, les parlementaires et les principaux élus locaux et décideurs publics, l’obligation d’établir des déclarations de situation patrimoniale et des déclarations d’intérêts. Elles ont mis en place un ensemble de mécanismes de prévention et de traitement des conflits d’intérêts, sous le contrôle de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) »[4].

En matière d’industrie pharmaceutique, cette transparence nécessaire n’est pas suffisante ; de plus les déclarations d’intérêt ne suffissent pas. C’est pourquoi, si on met de côté les mesures généralistes qui tendent à limiter les monopoles ou leurs actions, la plupart de ces mesures visent les médecins. Ils sont en effet les acteurs principaux du processus qui va de l’élaboration d’une molécule à son ingestion par le citoyen. Il en est ainsi de la nécessaire transparence des liens d’intérêts ou des conflits d’intérêts.

Parmi ces mesures spécifiques il faut citer l’encouragement à la prescription [5]de génériques. Aujourd’hui, avec 900 millions de boites, les génériques ne représentent pourtant qu’environ un tiers des médicaments vendus. Ce pourcentage était bien plus faible il y a dix ans mais reste inférieur au 70% du Royaume Uni ou de l’Allemagne.

Une autre façon de protéger les médecins de l’agressivité de l’industrie pharmaceutique réside dans la formation médicale continue. Entre autres objectifs, elle est censée améliorer le jugement des médecins en matière de prescriptions en les orientant vers des solutions efficientes. Mais on voit mal qui, sinon les producteurs eux-mêmes, pourraient organiser cette formation de telle sorte qu’elle tienne compte des derniers développements de la recherche.

Il en est de même pour ce qui concerne les « guides de bonnes pratiques » fondés sur l’Evidence Based Medecine (EBM). Celle-ci est indispensable pour donner aux décisions médicales un fondement scientifique qui éloigne la pratique de l’art pour la rapprocher d’une technique objectivée et, donc, efficace. Son développement est la finalité d’Agences indépendantes et totalement probes telles que la Haute Autorité de Santé. Mais à elles seules ces Agences ne sauraient orienter les décisions médicales. L’EBM tend en effet à brider l’autonomie médicale à laquelle tout le monde (professionnels et profanes) tient légitimement.

Ces solutions « internes » sont donc largement insuffisantes car elles ne font qu’organiser le rapport de forces entre les acteurs de l’industrie (experts, médecins, producteurs, patients) sans changer, au fond, les règles du jeu. Mais le système de santé, organisé depuis l’origine autour de quelques acteurs immuables, repose sur des habitudes ou des routines qui l’empêchent de développer de véritables innovations ; celles qui réduiraient le pouvoir médical.

Conclusion :

Des pratiques prenant à rebours la médecine industrielle, commencent cependant d’être évaluées et promues. Mais leur principal handicap est qu’elles ne sont pas portées par les acteurs traditionnellement dominants de l’industrie médicale (médecins et industriels) au profit d’acteurs nouveaux et faiblement organisés. Ces pratiques sont fondées sur un changement des rapports de pouvoirs, ce qui rend difficile leur émergence et leur développement. De plus, le système de santé est fait de cloisons solides car défendues par des professionnels organisés pour les maintenir.

Toutefois, sous le nom de médecines alternatives ou parallèles ou, plus récemment, de « médecines complémentaires », ces pratiques sont peu à peu reconnues. Si cette dynamique se consolidait, ces pratiques pourraient devenir les chevaux de Troie d’une lutte contre les lobbies. Elles sont principalement de deux types. Les premières, sous le nom de « thérapies non médicamenteuses » respectent le pouvoir de décision médical en le déconnectant des pressions des industriels de la pharmacie. Le second type de pratiques consiste à privilégier la prévention et la santé publique non au détriment des soins mais en amont de la maladie. Cette innovation serait plus radicale ; elle serait aussi plus risquée puisque, en s’attaquant au tabac, à l’alcool, au sucre, elle se heurterait à des groupes de pressions puissants. Mais elle aurait pour effet de donner aux patients, finalement aux citoyens, le dernier mot en matière de santé publique.

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Pour en savoir plus :

http://www.prescrire.org/fr/Summary.aspx

http://www.bioalaune.com/fr/actualite-bio/11948/10-pires-scandales-alimentaires-1980

https://www.regardscitoyens.org/sunshine-ces-245-millions-deuros-que-les-laboratoires-pharmaceutiques-veulent-cacher/

https://reporterre.net/Les-cinq-methodes-de-l-industrie-pharmaceutique-pour-nous-bourrer-de

 

[1] Paradoxalement, le membre du Cartel qui décide de dénoncer ce type d’accord en informant une instance pénale ou juridique, nationale ou internationale, bénéficie de l’indulgence de la dite instance.

[2] La différence entre « achat » et « consommation » de médicaments se trouve dans nos débordantes armoires à pharmacie !

[3] Source : http://www.zonebourse.com/MONSANTO-COMPANY-13589/actualite/Bayer-confiant-pour-2017-annee-du-rachat-de-Monsanto-23921955/

[4] Source : http://www.vie-publique.fr/actualite/dossier/rub1992/loi-sapin-ii-vers-controle-accru-lobbies.html

 

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