L’image d’une France fatiguée. Interview par Marie Guenet de l’académicien Pierre Nora, historien, directeur des sept volumes Les Lieux de mémoire. Interview parue dans le JDD du 3 mai 2015.
Les nouveaux programmes d’histoire soulèvent des polémiques. Y a-t-il des raisons de s’inquiéter ?
Ces programmes portent à l’évidence la marque de l’époque : une forme de culpabilité nationale qui fait la part belle à l’I’islam, aux traites négrières, à l’esclavage et qui tend à réinterpréter l’ensemble du développement de l’Occident et de la France à travers le prisme du colonialisme et de ses crimes. Faire de l’humanisme et des Lumières un thème facultatif, alors qu’il est central, est à cet égard très significatif.
Du coup, les critiques les plus violentes viennent des tenants de ce que l’on appelle le « roman national ». Et pourtant le récit historique, presque mythologique, destiné à former naguère des citoyens et des soldats ne tient plus.
La ministre traite les détracteurs de « pseudo-intellectuels »…
Je lui laisse la responsabilité de pareilles expressions
Certains estiment que les nouveaux programmes privilégient l’étude de l’islam – obligatoire en cinquième- au détriment du christianisme…
Ces reproches sont abusifs. Les élèves apprennent chronologiquement le judaïsme et le christianisme en sixième, en étudiant l’Antiquité. Et ils enchaînent avec l’islam et le début du Moyen Âge en cinquième. La place des différentes religions ne change pas par rapport à 2008. Ce que je reproche aux nouveaux programmes est bien plus grave…
Que reprochez-vous à ces programmes ?
L’ensemble manque de cohérence. Il aurait fallu une déclaration d’orientation intellectuelle et politique nette et claire. Les programmes ont une bonne inspiration : le retour à la chronologie, mais à l’intérieur d’une mosaïque de thèmes, qui ne forment pas une unité dynamique. Je ne jette pas la pierre au Conseil supérieur des programmes. Cette absence d’orientation reflète la crise identitaire que traverse la France, une des plus graves de son histoire. C’est l’expression d’une France fatiguée d’être elle-même, d’un pays qui ne sait pas trop où il va et ne sait donc pas dire d’où il vient.
Que proposez-vous ?
Je proposerais une orientation claire : expliquer ce que la France a apporté à l’Europe et au monde et, inversement, ce qu’elle a reçu de l’Europe et du monde. Le cadre chronologique pourrait reprendre les identités françaises successives : féodale, royale, monarchique, révolutionnaire, nationale, républicaine, et aujourd’hui démocratique. On mettrait l’accent sur ce que notre pays a apporté de singulier au reste du monde : par exemple les cathédrales, l’élan chrétien, ensuite et surtout le modèle de l’Etat-nation, l’absolutisme monarchique dans ce qu’il a de glorieux – Versailles, le Roi-Soleil… – et de niveleur pour les minorités nationales, les Lumières, la langue française qui a régné sur l’Europe du XVIII’ siècle, les droits de l’homme, l’expérience révolutionnaire dans ce qu’elle a de positif et de négatif, une littérature extraordinaire, l’expérience coloniale avec ce qu’elle a pu également apporter au monde, y compris des armes pour s’affranchir…
Si des sujets comme « Sociétés et cultures au temps des Lumières » ou « Une société rurale encadrée par l’Église » restent facultatifs, ne risque-t-on pas de mettre à mal l’unité de l’enseignement ?
La vraie unité à trouver me paraît plutôt d’articuler la France avec l’Amérique, l’Afrique, la Chine… Laisser une certaine liberté aux professeurs est une bonne chose, à condition qu’elle ne veuille pas dire : en fonction de vos partis pris, politiques et idéologiques, faites ce que vous voulez.
À quoi sert l’histoire ?
Elle doit être à la fois utile et plaisante. Utile parce qu’elle permet, de nous définir à partir de ce que nous ne sommes plus. Plaisante parce qu’elle doit être incarnée, aussi vivante que possible. L’histoire est au collectif ce que la mémoire est à l’individu. Si vous perdez la mémoire, vous perdez vos repères…
Si vous deviez retenir cinq thèmes à enseigner en histoire au collège…
Je déclinerais le thème de la continuité et de la rupture. La France est le plus ancien Etat-nation du monde : qu’est-ce que cela veut dire ? Dans cette continuité, notre pays a connu de grandes ruptures : royauté absolue, révolution française. La plus grande est celle que la France a connu dans les années 1970 et 1980 et qui l’a fait passer d’un modèle de nation paysanne, chrétienne, étatiste, souveraine, à un autre qui se cherche dans la douleur. A cette métamorphose s’est ajoutée une immigration forte qui n’est pas l’élément principal de la crise, mais en est l’accélérateur.
En lisant l’ensemble des programmes, avez-vous d’autres inquiétudes ?
Pour le français. On a beaucoup moqué le jargon ridicule qui paraît inspirer ces nouveaux programmes. Cette question peut paraître marginale, elle est en fait centrale. Enseigner le français dans toutes les disciplines est excellent. Mais il faut en finir avec cette langue anémiée et caricaturale comme avec cet apprentissage du français tragiquement réduit à l’analyse textuelle, qui règnent depuis trente ans.
Certains déplorent que le programme de français ne fasse pas référence aux auteurs. L’important n’est pas là. En réalité, pour l’étude du français, tout se joue avant le collège. Un enfant qui entre en sixième en disposant de 100 mots ou de 1.000 a déjà son avenir scolaire, social et intellectuel plié.
Que pensez-vous de la réforme du collège qui donne plus de place à l’interdisciplinarité ?
À l’école primaire, les élèves ont en général un professeur. Quand ils arrivent en sixième, ils sont fortement dépaysés par la pluralité des disciplines. L’idée de créer des passerelles peut être bonne. Mais travailler ensemble est tellement contraire aux habitudes des professeurs…. Il faudra cinq ans pour y arriver. Croire que ces mesures s’appliqueront à la rentrée 2016 est utopique.
Des programmes sur trois ans, est-ce une bonne idée ?
Cette réforme, organisée par cycles de trois ans, peut dissimuler l’intention de faire disparaître les redoublements. Je suis contre cette suppression. Faire passer tout le monde d’une classe à l’autre me paraît très inquiétant car la sélection se fait en bout de course, et vous risquez de niveler par le bas. Il faut casser l’idéologie de l’égalité formelle, car elle accentue l’inégalité réelle.
Que pensez-vous du débat sur l’enseignement des langues anciennes ?
Je ne sais pas où en est le débat. Il me semble évident qu’il faut garder le latin et le grec en option pour ceux qui veulent les apprendre. Cela dit, je ne crois pas que l’enseignement du latin soit indispensable à l’intelligence de la langue française, d’autant plus qu’il repose sur la connaissance d’une grammaire désormais sacrifiée. S’il est indispensable de comprendre l’apport de l’Antiquité grecque et latine à la civilisation, on peut lire Homère ou L’Enéide en français. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que les élèves de licence sachent lire Lucrèce et Tacite dans le texte. J’en suis un vivant exemple !