Démocratie


La démocratie libérale, modèle insurpassable ?

Pouvons-nous changer de régime politique ? A première vue, il semblerait que non. Ne vivons nous pas en démocratie, c’est-à-dire dans le meilleur (ou le moins mauvais) des régimes ? Démocratie ou totalitarisme, démocratie ou régime autoritaire…L’alternative n’en est pas vraiment une. C’est bien sûr la démocratie que nous choisissons. Francis Fukuyama n’est-il pas allé jusqu’à affirmer que le système dans lequel nous vivons, la démocratie libérale, représentait l’étape ultime, indépassable des régimes politiques ? Selon lui nous aurions abouti à la fin de l’histoire[1]

Si nous représentons le bien (le moins mal possible) et que toutes les autres formes de société sont despotiques, odieuses ou criminelles, nous serions fous de vouloir changer la nôtre. Ce ne serait pas raisonnable et ce serait dangereux.

Ce discours, dominant depuis plusieurs dizaines d’années, en est arrivé à constituer une sorte de « bon sens » collectif, un bon sens paralysant.

Ne peut-on aller au-delà ? Ce raisonnement semble imparable mais repose sur un présupposé : que nous savons ce qu’est la démocratie. N’est-elle pas le régime politique dans lequel nous vivons ? Mais imaginons que nous continuions l’enquête et que, malgré l’évidence, nous persistions à poser la question  : « Qu’est-ce que la démocratie ?», les réponses pourraient pulvériser le bon sens acquis et notre certitude de vivre dans le meilleur des régimes possibles (façon Pangloss).

« Démocratie » est un mot grec associant deux notions : « Démos », le peuple, « Kratos », le pouvoir. Il désigne un type de régime politique où c’est le peuple qui a le pouvoir. Le peuple gouverne.

Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Bien loin que la réponse à cette question soit évidente, cette affirmation, dans toutes ses dimensions, se comprend et génère des pratiques extrêmement diverses, souvent opposées. Comprendre ce qu’est la démocratie, ce n’est donc pas formuler une essence mais analyser les choix qui sont chaque fois effectués dans une gamme de positions possibles. La forme de démocratie qui prévaut et paraîtra au bout d’un certain temps évidente, naturelle, ne se comprend qu’à la lumière de ces choix réalisés.

Tentons cette analyse.

 

Qui gouverne au nom du peuple ?

Aujourd’hui, il semble évident que dans une démocratie, ce n’est pas le peuple en tant que tel qui gouverne mais que ce sont ses représentants élus (président, députés, conseillers municipaux, départementaux, régionaux…). Mais cela ne va pas de soi.

Ce choix aurait paru non seulement scandaleux mais totalement antidémocratique aux démocrates grecs à la grande époque des cités-Etats démocratiques de l’Antiquité[2]. Pour eux, la démocratie était nécessairement directe : le peuple (composé uniquement des citoyens cf. infra) se réunissait régulièrement en tant que tel et décidait souverainement de toutes les questions importantes de la cité. Le peuple n’était pas gouverné par des représentants élus mais se gouvernait lui-même, réuni en assemblée. Les « magistrats » (les membres du conseil des 500, les juges, etc.) n’étaient pas élus mais tirés au sort car l’élection n’était pas perçue comme une pratique démocratique, mais comme une institution typique de l’oligarchie. Aristote l’énonçait on ne peut plus clairement : « il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchique qu’elles soient électives[3] ».

Abandonner son pouvoir collectif, pour un peuple, et le transférer à un petit groupe d’individus (l’oligarchie), à une élite promue par l’élection des « meilleurs » (l’aristocratie), ne représentait pas pour eux le gouvernement du peuple mais l’érection d’un pouvoir sur le peuple. Le contraire de la démocratie.

Le renoncement des citoyens à participer effectivement à la gestion de la cité n’est dans la nature ni des hommes, ni de la démocratie. Pour parvenir à forger l’évidence selon laquelle le peuple peut être représenté, qu’il gouverne lorsqu’en fait ce sont des représentants élus qui gouvernent à sa place[4],et que l’on nommerait ce renversement « démocratie », il a fallu des siècles de domination, de répression, d’inculcation et de défaites populaires. C’est après l’écrasement de l’insurrection populaire de 1848, puis de nouveau celui de la Commune de Paris, que le mot « démocratie » se stabilisera dans cette acception nouvelle[5].

Il est remarquable de constater malgré tout que la revendication d’autogouvernement, et plus généralement celle de participation à la gestion des affaires de la cité, ne se sont jamais tues. Des communes libres aux conseils ouvriers (aux soviets russes avant la confiscation bolchévique), aux comités d’action et aux assemblées générales de mai 68, à la revendication d’autogestion et, aujourd’hui, aux mobilisations des Indignés ou de Nuit debout…s’exprime le désir d’une « démocratie réelle » où la participation effective des citoyens aux décisions qui les concernent ne soit pas escamotée.

Qui fait partie du peuple ?

Une autre variable qui peut totalement transformer le sens qu’on donne au mot « démocratie » est la question de la citoyenneté. A qui attribue-t-on le statut de citoyen ? Dans la plupart des démocraties, sinon toutes, certaines populations sont tout simplement exclues de la citoyenneté et privées des droits politiques fondamentaux. On sait que la démocratie grecque, notamment à Athènes, si radicale sur certains aspects, privait de droits politiques la très grande majorité de la population : les femmes, les esclaves, les étrangers, les métèques (étrangers domiciliés dans la cité). La République française, malgré son message universaliste et la proclamation des Droits de l’homme et du citoyen, n’a pas hésité à imposer le vote censitaire, à instituer un statut discriminatoire pour les « indigènes » dans les colonies et n’a reconnu le droit de vote des femmes qu’en 1944. Le démos était fort rétréci et cela a paru longtemps naturel et nullement contradictoire avec la démocratie.

Aujourd’hui, les esclaves par leur révolte, les femmes par leur lutte, ont obtenu leurs droits politiques. Mais les exclusions politiques existent toujours. Le droit de vote aux élections locales des étrangers extra européens, malgré les promesses, a été indéfiniment repoussé dans un futur indéterminé. Les SDF, formellement pourvus de droits en sont, de fait, généralement dépourvus car l’absence de domicile les empêche d’en bénéficier. Dans la France d’aujourd’hui, les plus démunis (pauvres, étrangers…) sont encore privés de leur citoyenneté. Et ce phénomène est redoublé par la désaffection générale vis-à-vis de la politique de toute une partie de la population où prédominent des personnes socialement précaires ou exclues, qui semblent ne plus rien attendre du monde politique existant. L’exclusion peut être une auto-exclusion.

Et puis, au-delà de l’exclusion, le déni de citoyenneté s’ancre aussi dans la profondeur des inégalités sociales (économiques, culturelles, ethniques…).

La citoyenneté des uns est écrasée par celle de certains d’autres, disposants d’un pouvoir d’agir disproportionné par rapport aux leurs. Du point de vue du droit, j’ai le même droit d’expression que Messieurs Bouygues, Dassault ou Bolloré, mais au niveau du fait, leurs moyens de diffuser leurs opinions sont tellement plus puissants que les miens que ceux-ci deviennent dérisoires. Les pressions et les obstacles, quelquefois insurmontables, rencontrés par les lanceurs d’alertes lorsque leur dénonciation touche des intérêts puissants, témoigne de cette immense difficulté à faire reconnaître les droits les plus légitimes lorsque les situations sont trop inégales. Le simple citoyen, pourtant dans son bon droit et dénonçant des faits souvent très graves, a énormément de mal à se faire entendre. La célèbre bataille d’Irène Frachon contre les laboratoires Servier au sujet du Médiator en est une parfaite illustration, parmi bien d’autres.

Ce sont des cas spectaculaires. Les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon décrivent depuis des années dans de nombreux ouvrages[6]la fabrication quotidienne et ordinaire de ces privilèges, permettant aux plus riches d’imposer leur volonté à tous les autres. Les droits paraissent égaux mais le pouvoir effectif de les mettre en œuvre reste très inégalement partagé.  La démocratie politique ne peut rester aveugle aux inégalités sociales. Elles la vident d’une grande partie de son sens.

Le peuple que forme ce type de démocratie, la nôtre, est fort singulier. Il exclut une partie de ses membres et crée une catégorie de sous-citoyens au pouvoir d’agir très limité, aux prises avec des sur-citoyens dotés de moyens d’agir considérables (de relais institutionnels, de moyens d’influencer l’opinion…).

Considérer cette forme de démocratie, qui possède encore beaucoup de oligarchiques et aristocratiques, comme son essence indépassable, est logiquement le vœu des privilégiés. Mais pour tous les autres ?

Quel pouvoir a le peuple ?

Le peuple gouverne mais son pouvoir réel d’intervention peut être fort limité. La démocratie s’arrête aux portes des usines. L’entreprise privée n’est pas gérée par un collectif de salariés et d’usagers mais par un chef d’entreprise (et indirectement, par les actionnaires pour les plus grosses d’entre elles). « Son » personnel est lié à lui par un lien juridique de subordination. Ce ne sont pas des citoyens.

Plus largement, depuis que s’est produite la « grande transformation » décrite par Karl Polanyi[7], c’est-à-dire l’autonomisation de l’économie par rapport au politique, elle est soustraite à la décision collective des citoyens. Leur domaine d’intervention s’est rétréci comme peau de chagrin. Aujourd’hui la libéralisation de l’économie dans le cadre d’un système mondial dérégulé, la très grande vitesse de circulation des flux, l’opacité des opérations…donnent  peu de prise au contrôle de l’Etat (lui-même souvent éloigné des populations qu’il administre) et à la vigilance des citoyens. Le chantage exercé sur des pays entiers grâce à la dette, permettant d’ignorer et de bafouer les décisions prises sans équivoque par des peuples souverains, peuvent servir ici d’exemples paradigmatiques.

Cette dépossession des citoyens n’est pas due seulement aux circonstances, elle est au fondement du capitalisme libéral. Ses hérauts, de Hayek à Milton Friedman, de Thatcher à Reagan n’ont cessé d’enjoindre aux acteurs sociaux de respecter l’ordre du marché, c’est-à-dire de refuser toute intervention dont l’objectif serait de corriger l’ordre économique existant, qu’elles que soient les injustices et les ravages qu’il génère. L’équilibre se rétablira de lui-même et toute velléité d’agir pour améliorer le fonctionnement de ce système de production et d’échanges n’y produira que du désordre, affirment-ils. Difficile d’imaginer une conception sociale plus hostile à l’intervention des citoyens. Pratiquement toute la sphère économique échappe au gouvernement du peuple.

Et cette dépossession ne s’arrête pas là, car le rétrécissement de la sphère d’influence citoyenne est encore radicalisé par la pénétration de la logique libérale, par delà le secteur économique, au sein des institutions publiques elles-mêmes.[8]  L’école, l’hôpital, les services publics, selon cette logique, doivent se conformer à les impératifs de rentabilité, de libre concurrence, etc… présentés comme des absolus qui ne laissent, là encore, aucune place au gouvernement des citoyens, à commencer par celui des usagers et des fonctionnaires qui y travaillent.

Ainsi le pouvoir du peuple pris dans son ensemble, ou formé de collectifs d’habitants, de travailleurs, d’usagers, dans une démocratie comme la nôtre ne peut pas grand-chose pour contrebalancer le formidable pouvoir des riches et des puissants.[9] D’où la critique de plus en plus virulente de « l’oligarchie », des « 1% », du monde de la finance…

Derrière le discours de la nécessité économique apparaît la réalité du désarmement du citoyen, privé de pouvoir d’agir face aux puissances du moment. Pour être réellement en démocratie le peuple a d’abord à récupérer sa capacité à influer sur le cours des événements.

 

Quels droits pour les membres du peuple ?

Voter ne suffit pas pour qu’existe une démocratie. Non seulement, on l’a vu, parce que l’élection est une procédure aristocratique, mais aussi parce que, pour qu’existent des citoyens, il faut au minimum qu’ils aient des droits. Il ne faut pas qu’ils risquent, lorsqu’ils manifestent leurs désaccords, de se retrouver en prison ou dans un camp, qu’ils soient soumis à l’arbitraire des autorités. Leur citoyenneté dépend de leur capacité à déployer leur liberté, à s’exprimer, à manifester, à revendiquer, à s’opposer. Une démocratie où le peuple s’exprime et participe réellement aux décisions est nécessairement fondée sur les droits de l’homme et une large extension des libertés publiques. Les travaux du sociologue Robert Castel sur « l’insécurité sociale » vont encore plus loin. Ils démontrent qu’à un certain degré de pauvreté, de précarité, de dégradation des droits sociaux, la citoyenneté elle-même se trouve dégradée.[10]

En Russie, en Turquie, aux Philippines, en Hongrie, en Pologne, etc… des millions d’électeurs votent, de nombreux députés sont élus, mais le viol des libertés et l’arbitraire du pouvoir dessinent les traits de régimes autoritaires et non de démocraties. Cette offensive autoritaire prend des traits plus radicaux dans les pays cités qu’en France, mais elle sévit aussi dans l’hexagone. Dernièrement, l’émotion soulevée par une série d’attentats terroristes a servi à son tour de prétexte à une crispation autoritaire ( multiplication de lois d’exception, dont l’état d’urgence cinq fois prolongé à ce jour), banalisant les atteintes aux droits fondamentaux. Par ailleurs se développait une campagne « sécuritaire » multipliant les appels à des mesures répressives démesurées (par exemple enfermer tous les fichés S, c’est-à-dire des milliers de personnes n’ayant commis aucun délit), dont certaines n’avaient plus qu’un très lointain rapport avec le terrorisme (par exemple interdire les manifestations contre la loi travail). Un peu plus tard se développait un incroyable débat sur le maintien de l’état de droit en France[11] ! Et les initiateurs de ces mesures sont des démocrates déclarés…

Ces abus de langage, ne permettant plus de distinguer entre régime autoritaire et démocratie, occultent un des enjeux essentiels de l’option démocratique : les droits et les libertés de ses membres. Le gouvernement par le peuple requiert une pleine citoyenneté de chacun de ses membres, c’est-à-dire une pleine jouissance de ses droits qui sont au fondement de son pouvoir d’agir. Sinon il ne gouverne plus, il est gouverné.

 

La démocratie est encore à inventer

Ainsi, bien loin que les formes actuelles de démocratie représentent un modèle indépassable auquel il faudrait se résigner malgré ses criantes imperfections, ce type de régime politique reste encore en grande partie à inventer.

Dans tous les domaines, que ce soit la définition du peuple, l’extension de ses pouvoirs, les droits de ses membres, les marges d’interprétation et de choix sont extrêmement larges. Et les démocraties actuellement existantes n’en représentent en aucune façon la réalisation parfaite. Les élus apparaissent de plus en plus coupés du peuple. C’est devenu un lieu commun de le faire remarquer.  Le pouvoir du peuple s’avère particulièrement limité face aux puissances du moment. Le pouvoir exercé au nom du peuple se montre par contre de plus en plus intrusif lorsqu’il s’agit des simples citoyens . Dans le contexte  actuel où se développe une véritable offensive autoritaire dans de nombreux pays, ces vices des démocraties actuelles prennent des formes particulièrement  inquiétantes.

Les conservateurs, partisans de la société où nous vivons, ont cherché à nous enfermer dans de fausses alternatives : démocratie ou totalitarisme, démocratie ou dictature… Mais à une époque où la plupart des régimes cherchent à se doter d’une image démocratique, c’est au sein de cette nébuleuse « démocratique » que se forment principalement les différenciations. Démocratie néolibérale, élitiste, autoritaire, ou démocratie des citoyens, de tous les citoyens, d’une réelle participation aux décisions, de la subordination de l’économique au politique, des droits étendus et inaliénables des individus… Démocratie aristocratique ou démocratie démocratique ? Si les premières ne sont que trop connues, les secondes, malgré des aspirations collectives qui ne cessent d’en reconduire le projet, restent en grande partie à inventer.

André Koulberg

[1] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992

[2] M.I.Finley, Les anciens grecs, Maspero, 1971, p.68-69-70-71 et Démocratie antique et démocratie moderne, Payot, 1976 ; Pierre Briant, Pierre Lévêque, Pierre Brulé, Raymond Descat et Marie-Madelaine Mactoux, Le monde grec aux temps classiques, tome 1 : Le Vème siècle, PUF, Nouvelle Clio, 1995

[3] Les politiques, Garnier Flammarion, 1993, 1294-b-4

[4] Sauf le jour de l’élection…d’où le commentaire de Rousseau dans le Contrat social : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ».

[5] François Dupuis-Déri, « Démocratie, histoire d’un mot », p.343 et suivantes.

[6]Notamment : Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Payot et Rivages, 1996 ; Les ghettos du gotha. Au cœur de la grande bourgeoisie, Seuil, 2007

[7] Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, 1972, 1ère édition 1944

[8] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009

[9] Et celui des bureaucraties qui contribuent à leur domination : Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte, 2012

[10] Robert Castel, l’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? , Seuil, 2003 ; Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Fayard, 2001

[11] « Les Français prêts à limiter leurs libertés pour plus de sécurité » titre, triomphant, Le Figaro du 18 novembre 2015

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